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Eloigner le péril. Introduction à une critique de la sécurité.

31 Octobre 2017, 11:110 commentaire

Dans cette introduction à l'ouvrage Critique de la sécurité. Accumulation capitaliste et pacification sociale, Paul Guillibert et Memphis Krickeberg examinent la liaison fondamentale entre capitalisme et sécurité. Si elle est constitutive des sociétés libérales, cette interdépendance s'est pourtant accentuée avec la mise en place de l’état d’urgence : un dispositif qui consolide les modalités de gestion sécuritaire des populations. L'analyse se propose de s’extraire de la temporalité de l’urgence et de la stricte réaction à telle ou telle opération sécuritaire en interrogeant en profondeur le rôle de la sécurité dans la production et la perpétuation de la normalité capitaliste. Une émission de radio a par ailleurs été consacrée au livre.

 

Deux initiatives prochaines, qui s'inscrivent dans le mouvement de contestation des politiques sécuritaires et des violences policières, sont à signaler en région parisienne  : un repas de soutien au Comité Vérité pour Yacine dimanche 5 novembre à la Cantine des Pyrénées ; un rendez-vous lancé par le Collectif de réflexion et d’action contre l’état d’urgence de l’Université Paris 8, mercredi 8 novembre en salle A028, pour préparer des interventions à l'échelle universitaire.

 

Le spectacle sécuritaire, déployé lors des manifestations contre la guerre à Gaza pendant l’été 2014, lors du mouvement contre la loi travail au printemps 2016 ou lors des mobilisations contre les grands projets d'aménagement capitaliste du territoire, témoigne de l’omniprésence d’une répression dont les transformations et les variations d’intensité ne suffisent à cacher l’étendue. La déclaration et la prolongation de l'état d'urgence [1] en France suite aux attentats islamistes du 13 novembre 2015 ont été dénoncées à raison par la gauche anticapitaliste comme une atteinte aux libertés démocratiques, une intensification du contrôle social et une attaque contre la possibilité même des luttes politiques et sociales. Les différentes mobilisations contre l'état d'urgence à l'initiative de partis, d'associations, de syndicats et de collectifs divers n'ont cependant pas réussi à mobiliser au-delà des milieux militants. Alors qu'une commission parlementaire de l'Assemblée nationale [2] a conclu à son inutilité au regard des règles de droit commun déjà existantes et que le Conseil Constitutionnel [3] met en garde contre la menace qu'il fait peser sur les libertés publiques, l'état d'urgence a été régulièrement prorogé avec un soutien relativement constant de la population [4]. Une bonne partie de ses dispositions ont été par là suite intégré au droit commun à travers l'adoption en octobre 2017 du dernier projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

 

Cette adhésion massive ne peut s'expliquer seulement par l'horreur des attentats et son instrumentalisation habile par les médias et les instances du pouvoir. Comme le souligne Eric Fassin [5], la mise en œuvre de l'état d'urgence n'affecte pas la majorité de la population dans sa vie quotidienne et ne constitue guère une remise en cause de ses conditions d'existence. L'intensification répressive qu'il permet ne concerne dans les faits qu'une minorité de la population se confondant largement avec les classes populaires non-blanches et musulmanes ou présumées telles. Vis-à-vis de ces populations, l'état d'urgence ne fait que régulariser des pratiques de contrôle qui lui préexistaient [6].

 

Plus généralement, l'état d'urgence constitue une extension et une consolidation d'un assemblage de dispositifs sécuritaires étatiques et privés qui encadrent l'exercice des libertés démocratiques, segmentent la population sur une base nationale et raciale et tendent à prendre en charge tous les aspects de la vie. Loin de constituer une grande rupture historique, de marquer l'avènement d'un régime post-démocratique fondé sur un état d'exception généralisé et permanent, comme le soutient par exemple Giorgio Agamben, l'état d'urgence fait au contraire ressortir les modalités normales et différenciées de la gestion sécuritaire des populations dans les sociétés démocratiques capitalistes. Si l'état d'urgence permet de perpétuer l'ordre social existant c'est précisément parce qu’il mobilise et préserve les mécanismes à travers lesquels cet ordre, malgré les inégalités criantes et la paupérisation croissante qu'il génère, est normalisé et rendu acceptable pour la majorité de la population.

 

L’échec des mobilisations contre l'état d'urgence témoignent de la sous-estimation par la gauche radicale des dispositifs et processus relevant de la « sécurité » dans le fonctionnement du capitalisme et dans la perpétuation de l'hégémonie de classe. La séquence de lutte ouverte par l'instauration de l'état d'urgence et sa normalisation légale offrent l'occasion de se saisir du problème sécuritaire.

 

 

La sécurité, machine du capital

 

Une théorie critique du capitalisme, c’est l’enjeu de cet ouvrage, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les mesures de « sécurité » qui accompagnent et rendent possible l'exercice du pouvoir et l'accumulation du capital. L'intérêt de ce concept tient à son ambivalence. D'un côté, il s'entend, en un sens positif, comme un bien que nul ne peut refuser et vis-à-vis duquel l'adhésion est immédiate. Comment ne pas adhérer à l'idée d'une sécurité de l'emploi, d'une sécurité sociale, d’une sécurité de l’existence elle-même ? D'un autre côté, il désigne un ensemble de pratiques répressives et coercitives auxquelles il faudrait se conformer afin de satisfaire ce besoin fondamental. Il est en effet fréquent d'opposer le régime des libertés à la sécurité qui en restreindrait les usages et en limiteraient la portée. Le célèbre avertissement de l'Assemblée de Pennsylvanie à son gouverneur en 1755 : « Ceux qui abandonnent une liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire ne méritent ni l'une ni l'autre », illustre parfaitement la fausse antithèse moralisatrice de la liberté et de la sécurité. Tandis que le camp progressiste, se réclamant d'une utopie libérale, défend la liberté contre toutes les restrictions qu’elle peut entraîner, les conservateurs revendiquent le pragmatisme de la Realpolitik afin que le régime des libertés – certes diminuées – puisse néanmoins se maintenir. Il faudrait choisir entre le libéralisme de Franklin et le Léviathan de Hobbes, entre le régime des libertés individuelles et celui de la sécurité de toutes et de tous. Le parti pris de cet ouvrage est qu'il est dans la nature même de l'État capitaliste d'assurer les libertés individuelles par la sécurité de la propriété. Il n'est dès lors pas suffisant de chercher un équilibre, c'est de la balance même qui les mesure qu'il faut faire la critique.

 

Le contexte actuel fait plus que jamais ressortir l'omniprésence de la sécurité dans nos sociétés et sa prégnance dans les imaginaires socio-politiques contemporains. Le développement des sociétés capitalistes s'accompagne ainsi d'une formidable extension des formes, des pratiques et des appareils de sécurité. Ce mouvement s’accélère vertigineusement depuis la fin des années 1970 et l’entrée dans la phase néolibérale du capitalisme. L'ensemble des activités sociales se voit peu à peu traduit dans les termes d’une grammaire de la menace (menaces pour l'emploi, menaces pour la santé, menaces terroristes, etc.), pour être pris en charge par une multitude de technologies de sécurité et soumis à une logique de l'évaluation et du calcul de risques permanent.

 

Paraphrasant Marx, Pashukanis observait que les sociétés capitalistes se présentent comme une « chaîne ininterrompue de rapports juridiques » [7]. Nous pourrions compléter son observation en ajoutant que les sociétés modernes s'annoncent désormais comme un continuum infini de rapports de sécurité : sécurité nationale, sécurité d’État, sécurité militaire, sécurité humaine, sécurité individuelle, sécurité juridique, sécurité policière, sécurité économique, sécurité sociale, sécurité sociétale, sécurité des entreprises, biosécurité, sécurité environnementale, sécurité alimentaire, sécurité des flux, cybersécurité, sécurité incendie, sécurité routière…

 

Il nous semble que la réflexion sur le rapport entre cette saturation sécuritaire [8] et le capitalisme pose un certain nombre de questions fondamentales. Quel rôle joue la sécurité dans la reproduction élargie du capital ? Peut-on identifier une logique commune aux différentes formes de la sécurité ? Comment les politiques sécuritaires contribuent-elles à façonner les États contemporains et à produire de nouvelles subjectivités ?

 

 

La gouvernementalité sécuritaire et la théorie marxiste

 

Contrairement à d'autres perspectives critiques [9], le marxisme, à l'exception de quelques travaux [10] peu connus du public francophone, n'a pas élaboré de projet de théorisation générale de la sécurité. Il existe bien sûr des analyses d'inspiration marxiste portant sur des pratiques et des secteurs de sécurité particuliers comme la police [11], l'embrigadement militariste [12] ou bien le rôle des industries militaro-sécuritaires dans les stratégies d'accumulation capitalistes [13]. Ces travaux contribuent à dé-réifier la sécurité en faisant ressortir les rapports sociaux, les mystifications idéologiques et les pratiques de domination qui se cachent derrière l'invocation de la sécurité comme valeur naturelle, universelle, éternelle, évidente et fondamentale car touchant à la question de la survie même des humains et des sociétés. Pour ce faire, ils réinscrivent l'étude des processus et acteurs de la sécurité dans une analyse de la totalité sociale capitaliste.

 

Cependant, le concept de sécurité, la spécificité de cette catégorie et des rapports sociaux et formes de pouvoir qui y sont liés font rarement l'objet d'une interrogation critique. La question de la possibilité même d'une théorisation générale de la sécurité et de l'utilité analytique du concept de sécurité n'a généralement pas été posée par le marxisme. Au mieux, le concept de sécurité est rejeté comme une légitimation de pratiques de contrôle et de répression. Au pire, la question de sa spécificité et du contenu social propre qui le caractérise eu égard à la dynamique particulière du capitalisme est simplement ignorée au profit d'études empiriques de pratiques, d’acteurs et de secteurs particuliers. Quatre problèmes témoignent plus précisément de la nécessité d’un examen critique de la catégorie même de « sécurité ».

 

Premièrement, en tant que forme de pouvoir, les pratiques de sécurité tendent à être envisagées unilatéralement sous l'angle de la seule répression et prévention de la rébellion, voire de la subversion révolutionnaire. Le modèle analytique général qui se dégage ici est celui d'un mode opératoire unifié, saisi à travers le prisme de l'« État policier » ou de l'autoritarisme, reposant sur l'abolition ou du moins la limitation des libertés démocratiques au profit de mesures coercitives. Cet angle d'analyse présente plusieurs limites. Il présuppose tout d'abord qu'il existe toujours et nécessairement au sein des rapports sociaux capitalistes un potentiel de subversion porté par un ou des sujets qu'il s'agit de neutraliser par la répression. Pourtant, comme l'a montré toute une tradition critique, de Gramsci à Debord en passant par l'école de Francfort, qui insiste sur l'intégration du prolétariat aux mécanismes de sa domination, une telle assertion est tout sauf évidente. Par ailleurs, le modèle répressif tend à percevoir la sécurité comme une forme de pouvoir s'exerçant de manière homogène sur un sujet collectif considéré lui aussi comme relativement uniforme (le peuple/les masses/le prolétariat). Or comme le montre la mise en œuvre de l'état d'urgence en France, les dispositifs sécuritaires fonctionnent davantage par fractionnement de la population en différentes catégories socio-ethniques auxquelles correspondent des formes de gestion différenciées. L'égalité formelle et les libertés démocratiques sont alors maintenues pour une partie de la population tandis qu'une autre tend à se voir de facto exclue du statut de citoyen. Il n'y donc pas de tendance à la suspension générale de l'État de droit.

 

Cette segmentation mise en œuvre par les pratiques de sécurité révèle la dimension productive de la sécurité. Loin de procéder par restriction uniquement, celle-ci contribue à la génération du consentement hégémonique et à la constitution de formes de subjectivité spécifiques. La sécurité produit des sujets à la fois disciplinés via les normes sécuritaires et se construisant sur la base d'un calcul de risque permanent. Quand ils sont abordés, les formes et effets idéologiques et extra-répressifs de la sécurité sont généralement réduits à la problématique de l’embrigadement militaro-policier des populations sur la base des discours de l'ennemi intérieur/extérieur.

 

Deuxièmement, les perspectives marxistes tendent à appréhender la sécurité principalement sous l'angle du contrôle social et/ou de la contribution des industries militaro-sécuritaires à la dynamique générale de l'accumulation capitaliste. Aussi utile et légitime soit-elle, cette perspective laisse cependant inexplorés de vastes pans de la sécurité. La question de la protection de la vie humaine face aux différents types de risques qui caractérisent les sociétés modernes ne peut par exemple pas se réduire à une simple légitimation de diverses formes de contrôle et d'encadrement des populations. Les processus relevant de la « biosécurité » (par exemple, la prévention des épidémies et la protection des populations face aux catastrophes naturelles), qui ont pour objet de référence les populations et individus considérés comme « vivants vulnérables » [14], correspondent à une nécessité objective de garantir la reproduction biologique de la population. Un tel angle d'approche fait ressortir une continuité entre sécurité sociale et sécurité policière-militaire qui remet en cause l'opposition souvent établie entre État social et État répressif. La sécurité des entreprises face à la criminalité ou à l'espionnage industriel ou bien encore la sécurisation des flux de capitaux et de marchandises face à des risques divers constituent d'autres ensembles de domaines et d'enjeux de sécurité non traités par les approches matérialistes. Ces questions requièrent de se pencher sur les luttes inter-capitalistes et plus généralement sur l'ensemble des besoins objectifs et des conditions opératoires du capital. Elles ne peuvent être comprises sous le seul angle de l'antagonisme capital/travail et des rapports de domination.

 

Troisièmement, les perspectives marxistes sur la sécurité restent souvent enfermées dans un cadre d'analyse national issu des théories classiques de l'impérialisme. Pour ces dernières, l'État constitue avant tout un instrument des classes dominantes et l'État-nation la médiation principale des rapports de force inter-capitalistes à l'échelle mondiale. Il s'ensuit que les bureaucraties sécuritaires sont analysées comme des instruments de « leurs » États, de « leurs » élites politiques nationales et de « leurs » classes dominantes nationales respectives. S'inscrivant dans une vision assez traditionnelle de la sécurité reposant sur une série de dichotomies fondatrices (intérieur/extérieur, privé/public, policier/militaire), les perspectives marxistes tendent à voir la police comme relevant de la préservation de l'ordre intérieur et l'armée comme une force de projection extérieure au service de blocs de capitaux organisés sur une base nationale. Certains auteurs ont cependant analysé avec finesse le processus de dé-différenciation entre fonctions policières et militaires et entre les figures de l'ennemi intérieur et extérieur [15]. Il convient en définitive de s'interroger sur la pertinence des théories classiques de l'impérialisme, c'est-à-dire du capitalisme mondial divisé en blocs capitalistes nationaux se faisant concurrence [16] ainsi que sur les tentatives de penser la globalité du capital. Si certaines bureaucraties sécuritaires tendent à se libérer du cadre national et à s'inscrire dans des assemblages fluides et transnationaux [17], il convient en même temps, comme le remarque Claude Serfati dans l'entretien final de cet ouvrage, de ne pas survaloriser les tendances mondiales du capital et de la sécurité. L'omniprésence des pratiques sécuritaires permet ainsi d'interroger tant la thèse de la transnationalisation croissante du capital, des classes capitalistes et de l'État [18], que celle de la permanence de rivalités interétatiques caractéristiques de l'impérialisme du début du XXème siècle.

 

Quatrièmement, la question des fondements théoriques des analyses matérialistes, et en particulier de l'influence des théories de l'impérialisme, soulève la question plus générale du réductionnisme et de l'instrumentalisme. La critique des bureaucraties sécuritaires comme bras armé de la classe bourgeoise tend à sous-évaluer leur puissance d'agir autonome. Les études sur la sécurité que nous présentons ici cherchent à déterminer le degré d'autonomie relative des assemblages sécuritaires et militaires eu égard aux besoins du capital, aux rapports de classe dans un cadre socio-historique donné et aux formes de conflictualités sociales qu'ils doivent prendre en charge. Dans quelle mesure le développement des appareils de sécurité est-il aussi mu par des dynamiques propres, liées par exemple aux phénomènes de concurrence entre bureaucraties ou entreprises sécuritaires ? Quelle théorisation matérialiste de la « semi-autonomie » [19] du monde de la sécurité faut-il proposer ? Même si la sécurité occupe une fonction centrale dans la reproduction des rapports sociaux capitalistes, il n'y a pas de correspondance biunivoque entre les structures et processus de sécurité d'un côté et les nécessités objectives du capital et les rapports de dominations de l'autre.

 

 

Présentation des contributions

 

Les auteurs auxquels nous avons voulu donner la parole tentent chacun à leur manière de dépasser les impensés de la coercition capitaliste et du monde sécuritaire. Tous défendent l'idée que le régime des libertés individuelles ne peut être assuré que par leur restriction partielle au nom de la sécurité du capital. L'antagonisme libéral de la liberté et de la sécurité voile la dynamique capitaliste sous-jacente de la sécurité. L'étude des phénomènes sécuritaires doit soulever la question de la place de la sécurité, de ses acteurs, industries, dispositifs, discours et effets dans la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Pour penser la conjoncture historique actuelle et développer une stratégie politique, il nous semble ainsi nécessaire de procéder à un détour théorique et de réfléchir à un niveau d'abstraction plus élevé sur le rapport du capitalisme à la sécurité. Il convient de saisir la manière dont la sécurité des marchandises et des personnes fait partie intégrante de la normalité capitaliste. Si les auteurs sollicités partagent tous le souci de comprendre les pratiques sécuritaires dans une approche non instrumentale de l'État et du capital, ils se distinguent cependant par l'importance qu'ils accordent à la catégorie de sécurité, par les champs disciplinaires dans lesquels ils s’inscrivent et par les objets qu'ils étudient.

 

Dans le premier chapitre de cet ouvrage « Ce qui gît dans la boue », Mark Neocleous propose, à la suite de Marx, d'interroger le rapport de la sécurité à l'accumulation capitaliste. La production de nouvelles subjectivités sécuritaires, toujours en même temps suspicieuses et suspectes, est le produit et le présupposé de la logique de valorisation dans le secteur de la sécurité. Elle permet de garantir un consentement hégémonique en assurant la « permanence de l'accumulation primitive ». Pour ce théoricien de la sécurité, elle est donc le « concept suprême de la société bourgeoise » en ce qu'elle permet non seulement l'accumulation dans son domaine propre mais aussi la reproduction élargie du capital dans les autres secteurs capitalistes.

 

Le second texte, écrit par Christos Boukalas, étudie les pratiques et les dispositions légales de l’antiterrorisme anglo-saxon afin de montrer leur rôle dans la recomposition de l'État contemporain. À l'encontre de l'idée, qu'il juge absurde, « d'état d'exception permanent », il montre comment les politiques antiterroristes contribuent à transformer l'État capitaliste. Si « l'étatisme autoritaire » est une tendance inhérente de la forme État dans le mode de production capitaliste, une analyse stratégique-relationnelle en termes de rapports de classe permet de comprendre la normalité de la violence capitaliste et la multiplicité historique des formes qu'elle revêt.

 

Le dernier texte « De la mondialisation de la guerre aux guerres de la mondialisation » est un entretien avec l'économiste Claude Serfati qui revient sur le rôle des politiques de coercition dans l'accumulation. L'analyse empirique permet selon lui d'identifier précisément le rôle du militarisme et de l'armée dans la logique de valorisation du capital d'une part et dans la recomposition des rapports interétatiques à l'échelle mondiale d'autre part. Contestant l'idée d'une globalisation du capital et d'une transnationalisation de l'État, il propose au contraire de penser le monde contemporain à partir de la place centrale d'un « bloc transatlantique hiérarchisé ». Il refuse l'idée que la défense puisse être, au niveau macroéconomique, un secteur d'accumulation puisque les dépenses militaires sont en définitive des ponctions étatiques sur la plus-value réalisée dans d'autres secteurs. Il met surtout en garde contre la tentation de réifier la catégorie de sécurité et d'en faire le concept subsumant la totalité des formes répressives. Il propose au contraire de centrer le débat sur les différentes formes historiques et géographiques que revêt la coercition.

 

S'il nous semble absolument nécessaire de penser les processus sécuritaires dans leur autonomie relative, les textes présents dans cet ouvrage témoignent cependant d'un désaccord profond sur la manière de les penser et l'extension à accorder au concept de sécurité. Le dialogue qui se noue au fil des pages entre l'approche stratégique-relationnelle de l'État sécuritaire développée par Neocleous et Boukalas d'une part et la réflexion économico-politique sur la recomposition de l'impérialisme menée par Serfati dessine une petite cartographie critique des pratiques répressives des États capitalistes.

 

Sans préjuger des issues de ce dialogue, on peut souligner pour conclure que la fabrique de la sécurité n'est pas qu'un ensemble de normes répressives et de pratiques coercitives. Face à l’aggravation et la fréquence des violences policières, dont témoignent en France les meurtres d’Adama Traoré et de Shaoyo Liu ou le viol de Théo Luhaka [20], il serait certes indécent de nier la violence intrinsèque à la sécurisation étatique des rapports sociaux. Mais ces violences relèvent d’un régime plus vaste et souvent plus insidieux de justification et de production de l’ordre social, où interviennent aussi bien les discours sécuritaires des classes dominantes que la défense des institutions du Welfare State, la criminalisation des mouvements sociaux que la revendication de protections sociales garanties. Ce sont précisément ces contradictions immanentes à « la sécurité » qui justifient d’en mener une analyse critique visant à démêler l’entrelacs de la conduite étatique des comportements, de la production des subjectivités modernes et des impératifs de valorisation du capital. C’est à la condition d’éclairer les rapports entre les formes de production de la réalité sociale et la logique de l'accumulation que la critique des armes sécuritaires saura se doter des armes de la critique du monde actuel.

[1] Au moment où nous écrivons ces lignes, un Projet de loi renforç




ant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme
a été déposé à la Présidence du Sénat le 22 juin 2017 visant à normaliser certaines dispositions de l'état d'urgence.






[2] Rapport n°3784 du 6 décembre 2016 de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation, et de l'administration générale de la république sur le contrôle parlementaire de l'état d'urgence par Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson.

[3] Décision n°2017-635 Question Prioritaire de Constitutionnalité du 9 juin 2017, M. Émile L. Interdiction de séjour dans le cadre de l'état d'urgence.

[4] Fin janvier 2016, 80 % des Français.es étaient pour la prorogation de l'état d'urgence. Les différents sondages confirment cette proportion. Si le doute augmente quant à l'efficacité de ces mesures, leur légitimité n'est quant à elle que peu questionnée. Ifop.com, « Ifop - Les Français et la prorogation de l’état d’urgence », 30/01/2016.

[5] Fassin Didier, « Une mesure discriminatoire qui accentue les fractures françaises », Le Monde, 29/01/2016.

[6] Ibid.

[7] Pashukanis Evgeny, The General Theory of Law and Marxism, Transaction Publishers, 2003, p. 85.

[8] Neocleous Mark, Critique of Security, Edinburgh University Press, 2008, p.3.

[9] Pour une vue d'ensemble des principales approches dites critiques de la sécurité, développées notamment en relations internationales mais aussi en sociologie et criminologie, voir : Krause Keith Krause and Williams Michael (edited by), Critical Security Studies : Concepts and Cases, University of Minnesota Press, 1997 ; C.A.S.E. Collective, « Critical Approaches to Security in Europe: A Networked Manifesto », Security Dialogue 37, no. 4, 2006 ; Zedner Lucia, Security, Routledge, 2009 ; Peoples Columba & Vaughan-Williams Nick, Critical Security Studies, Routledge, 2010.

[10] Voir Neocleous Mark, Critique of Security, op. cit., p. 3 ; Neocleous Mark & Rigakos George S. (edited by), Anti-security, Red Quill Books, 2011 ; “On Pacification”, Socialist Studies, Vol.9, n°2, 2013 ; Rigakos George S., Security / Capital, Edinburgh University Press, 2016.

[11] Voir par exemple Rigouste Mathieu, La domination policière, La Fabrique, 2012 ; Hall Stuart, Critcher Chas, Jefferson Tony, Clarke John & Roberts Brian, Policing the Crisis: Mugging, the State and Law and Order, Palgrave Macmillan, 2013.

[12] Voir par exemple Liebknecht Karl, Militarism & Anti-militarism, Rivers Press Limited, 1973.

[13] Voir par exemple Baran Paul A. & Sweezy Paul M., Monopoly Capital, Monthly Review Press, 1966, pp. 178-218 ; Mandel Ernest, Late Capitalism, NLB, 1975, pp. 274-310 ; Luxemburg Rosa, The Accumulation of Capital, Routledge, 2003, pp. 434-448 ; Serfati Claude, La mondialisation armée, Textuel, 2001.

[14] Gros Frédéric et al., « De la sécurité nationale à la sécurité humaine », Raisons politiques, Vol. 4, n° 32, 2008, p. 7.

[15] Rigouste Mathieu, L'ennemi intérieur, La Découverte, 2011.

[16] Rigouste Mathieu, La domination policière, op. cit., La Fabrique, 2012, p.7.

[17] Voir par exemple Bigo Didier, « La mondialisation de l'(in)sécurité ?», Cultures & Conflits, n°58, 2005 ; Abrahamsen Rita & Williams Michael C., Security Beyond the State, Cambridge University Press, 2010.

[18] Voir à ce sujet Robinson William I, « Théorie sociale et mondialisation : l'avènement de l'État transnational », Revue Période. Voir aussi Hardt Michael & Negri Antonio, Multitude, Penguin Books, 2005, pp. 17-36.

[19] Bigo Didier, « Guerres, conflits, transnational et territoire (Partie 1) », Cultures & Conflits, 21-22, 1996. 

[20] On peut consulter sur le site du collectif Urgence notre police assassine le nombre de victimes de crimes policiers recensés depuis 2005.

 

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