Chroniques françaises

14 Décembre 2018, 03:08Par Toni Negri0 commentaire

Nous proposons ici la traduction d'une contribution rédigée par Antonio Negri au lendemain du discours d'Emmanuel Macron du 10 décembre dernier. Il s'agit d'un texte d'analyse destiné à un public européen, mais qui avance néanmoins des pistes de lecture intéressantes, notamment pour ce qui est des clivages classe/peuple, de l'impossibilité de médiation et de l'épuisement de la gouvernance, mais aussi de la question de la socialisation du salaire et de l'enjeu de la prolifération des foyers des luttes.

Le prince Macron a enfin parlé. Il a exprimé son horreur de la violence, a bavardé sur la misère du pauvre peuple français et la souffrance des familles (un bavardage qualifié par mon voisin de « digne de Vichy! ») et a finalement achevé son discours condescendant en promettant trois ou quatre choses censées apaiser ces souffrances en 2019 : une augmentation du SMIC de 100 euros, l’abandon de la taxation des heures supplémentaires, et la suspension des augmentations prévues sur la taxation de la soi-disant « contribution de solidarité » pour les retraites les plus basses. Pour finir, cerise sur le gâteau : il a invité les patrons d'entreprise à faire un cadeau aux travailleur.euse.s pour la fin de l’année (1) !

 

Que tout cela soit dérisoire, relève de l’évidence. Ce qui est plus grave, c’est que le souverain n’a pas pris la mesure de la profonde fracture sociale, de la densité de la fracture territoriale et de l’irrécupérable fracture politique que constitue l’émergence des « gilets jaunes ». La réponse de ces derniers a évidemment été négative, dédaigneuse, railleuse, aussi dure que leur réponse sur les « violences » : « Tu n'as pas compris que seule notre violence t’a obligé à nous parler aujourd'hui, pendant que tu cherches une solution aux problèmes que nous avons soulevés ! »

 

Boursorama crédits

Voilà l’essentiel. Que pouvons-nous encore lire entre les lignes ? En premier lieu ceci : Macron n’a presque rien concédé, mais le peu qu’il a accordé est intéressant. Il augmente le SMIC : c’est la première fois que cela arrive sans demande explicite de la part des syndicats, mais « simplement » en réponse à une pression sociale. Le terrain contractuel avec la force de travail — Macron le reconnaît — s’est déplacé de l’usine à la société, du salaire au pouvoir d’achat. En second lieu, presque accidentellement, Macron admet ce qu'il a toujours nié, à savoir que le système représentatif ne fonctionne plus en tant que système de médiation entre l’autorité et la société, entre l’État et les citoyen.ne.s. Il concède donc après cette vague de luttes, que le débat doit être prolongé en une série de discussions générales (sur la fiscalité, la santé, etc…), mais surtout, il renvoie à la médiation sociale des maires. C'est un appel aux traditions « fédéralistes » de la République, toujours refoulées, mais maintenant ressuscitées pour des raisons de nécessité.

 

Insistons encore sur ce point. Macron doit ouvrir un volet social. Il comprend qu’il ne suffit plus de développer son discours sur le terrain institutionnel et d’y chercher une médiation. Pourtant, il introduit à côté du sujet du salaire minimum celui de la multiplication des instances de médiation sociale et le recours au municipalisme, au travail des maires. Il est clair que c’est ici la confusion qui parle. Car c’est ce que la propagande institutionnelle de l'État français, ainsi que la politique de droite comme de gauche, ont toujours refusé, elles qui sont prêtes à s’ouvrir aux thématiques référendaires et/ou font allusion à la possibilité d'une dissolution et d’un renouvellement des chambres. Ce qui, en revanche, ne relève pas de la confusion, c’est l’ouverture de Macron sur le salaire comme élément central du volet social. Elle représente un glissement essentiel pour comprendre la situation actuelle. Les « gilets jaunes » se sont mis en mouvement parce qu'ils ont faim, parce qu'ils veulent de l’argent, parce que le problème du salaire — et d'un salaire social —est fondamental. Le financier Macron déchire ainsi le voile d’Isis : le discours se porte sur le coût de la force de travail, sur le poids de la propriété (il ne veut pas céder sur l’ISF), et masque difficilement cette urgence du commun qu’il entend venir, de même que l'interclassisme des  « gilets jaunes » masque dorénavant difficilement la lutte des classes. De même, enfin, que ne tarderont pas à s’afficher officiellement les intimidations néolibérales adressées par l'UE à la France pour que sa dette ne s’élève pas au-delà du 3%. Ça aussi, Macron le sent venir.

 

Dans tous les cas, c’est en direction de ce brouillage de la représentativité, nécessaire selon Macron pour restaurer le fonctionnement des institutions, qu’il nous faut regarder. Comme nous l’avons vu, ce sont les maires qui sont désignés pour combler le vide apparent de la médiation sociale. Mais ici, de manière tout à fait banale, on retrouve la critique de l'économie politique : comment les maires pourront-ils soutenir cet engagement alors que les communes ont été privées par les législations néolibérales de toute contribution financière et ont été appauvries par l'abolition de la taxe d’habitation ? En tout cas, la question du dépassement de la Cinquième République commence à se poser d'une manière ou d’une autre. Sans doute pas cependant dans un horizon fédéraliste (qui semble ici n’être qu’une bouée de sauvetage), mais plutôt, comme je le crois, dans une perspective autoritaire. Il s'agit de réorganiser le peuple par le pouvoir ; Macron veut réinventer son peuple dans ce moment de crise profonde du programme néolibéral.

 

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crédits La provénce

Nous avons cependant vu que la résistance à cet égard est difficilement surmontable. Il est plus que probable que la multitude qui s'est jusqu'ici exprimée sous des formes désordonnées mais cohérentes dans sa tentative de réappropriation du pouvoir constituant refuse de redevenir le peuple de Macron. La lutte est ouverte. Personne en ce moment ne peut dire si cette multitude, et non ce peuple, est prête à se représenter comme classe. Macron le suspecte, il le craint, et l'imagine comme le véritable danger. Sa réponse économique (de financier), son point de vue « social » (de patron) semblent reconnaître avec réalisme que c’est là le terrain sur lequel se développera la confrontation.

 

Dans les semaines qui ont précédé le 8 décembre, le quatrième samedi de luttes, on a assisté, dans le silence de Macron, au déploiement d'un énorme système répressif. La campagne contre les violences de la « troisième journée » (le 1er décembre), où l’on a vu la police encerclée et incapable de sortir de l’Étoile, tandis que la présence des « gilets jaunes » se diffusaient partout dans la métropole, a été féroce. L’indignation du pouvoir face à la violence politique des subalternes atteint toujours des sommets. Évidemment, il ne s’agit pas de poser le problème que tous les experts des mouvements (et de la répression des mouvements sociaux) se posent en Europe : comment désamorcer le mouvement, au lieu de le réprimer. En France, vu le rapport heureux qui a toujours lié les gouvernements (plus ou moins social-démocrates) aux syndicats, lesquels, de leur côté, ont toujours plus ou moins coopéré, la police n’a jamais été confrontée au problème de devoir contrôler une activité autonome de masse. Les « gilets jaunes » l’ont rendu folle. À ce jour, la si vantée (par les macronistes ou autres) réorganisation de la police pour la « quatrième journée» (le 8 décembre) ne semble pas vraiment avoir résolu ce problème. Au lieu de l'écoute et de la division dans/contre le mouvement, la police a une fois de plus opté pour des mesures de prévention odieuses qui ont mené des milliers de gens en prison et, par la suite, a cherché des affrontements diffus qui n'ont fait qu’augmenter les espaces investis par la lutte et la haine (mais aussi le mépris) en réponse à cette utilisation aveugle de la force. Toujours dans la période de préparation de la quatrième journée de protestation, s'est aussi développée une campagne politique pathétique dans laquelle le gouvernement cherchait la reconduction de la « représentation » entre les « gilets jaunes », en opposant les « bons » et les « modérés » ouverts à la négociation, aux « mauvais »… c’est-à-dire à la grande majorité du mouvement, à la multitude des « gilets jaunes ». Puis on a assisté à des provocations particulièrement mesquines, et malheureusement efficaces, comme la dénonciation, de la part de la droite fasciste, du Global Compact de Marrakech : « Au sujet des migrations, disaient les fake news, Macron vend la France à l'ONU et il permet ainsi aux pays africains d'envahir la France ».

 

Puis il a y eu, de la part de Macron, la suppression de la taxe sur le carburant, taxe d’où tout était parti : cette suppression n’a suscité que l’ironie, un rejet violent et spectaculaire chez les « gilets jaunes ».

 

Il faut également noter que dans cette période — et cela est extrêmement important — se sont rouvertes les luttes étudiantes et féministes — la manifestation féministe du 24 novembre dernier a été caractérisée par une participation historique. Les fronts de protestation contre Macron sont donc en train de se multiplier et de se stratifier. Les foyers de luttes se renforcent. Et sur ces terrains, la répression est elle aussi forte.

 

Il est important de souligner pour le moment que la réflexion critique sur l’économie proposée par les « gilets jaunes » et imposée au gouvernement, ainsi que la multiplication des initiatives de la part des étudiant.e.s et des féministes commencent à constituer, non pas un pôle, mais un « point de vue de gauche » sur cette situation chaotique. Étant donné la faiblesse de ces forces dans le cadre général, il est difficile de penser qu'elles puissent construire rapidement une polarité attractive. Et pourtant quelque chose se passe.

 

(Il est cependant probable que cette première accumulation d’une polarité à gauche conduise à l’accélération d’un processus de formation politique des « gilets jaunes ». C’est-à-dire à quelque chose de similaire au mouvement italien Cinq Étoiles. La situation est confuse, mais il est clair que si une poussée vers la gauche devait s’affirmer, le pouvoir ouvrirait les portes à l'organisation d'un pôle populiste qui proposerait une issue souverainiste à la crise actuelle. Mais c’est là l’objet d’autres réflexions.)

 

Le 11 décembre 2018

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(1)  Le Smic n’augmentera en realité pas au-dessus du taux d’indexation, c’est-à-dire de 1,8 % (une vingtaine d’euros environ). Pour les quelques 70 euros restants, la prime d’activité y pourvoira, en étant financée par l’impôt qui pour les revenus élevés n’augmentera pas d’un centime. Or, la hausse de la prime d’activité était prévue bien avant que les gilets jaunes ne montrent la couleur mais elle devait s’étaler par tranches de 30, 20 et 20 euros jusqu’en 2021. Voir: Macron ne lâche rien, les gilets jaunes non plus !

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