Plateforme d'Enquêtes Militantes

Nanterre en lutte

28 Avril 2018Par des étudiant.e.s et des doctorant.e.s de Nanterre1 commentaire

L’une des caractéristiques du mouvement actuel contre la sélection à l’université est qu’il peine parfois à combler l’écart séparant les tâches immédiates de la lutte sur les campus et la réflexion sur la place qu’occupe cette lutte dans l’opposition plus générale au projet de société mis en oeuvre par les réformes de Macron. L’interview ici retranscrite, menée avec des camarades mobilisé.e.s à Nanterre, vise à réduire cet écart. La chronique de la mobilisation, la description de la composition du mouvement et du rapport qu’il entretient aux organisations y croisent la discussion de différentes hypothèses tactiques relatives au sabotage de « Parcoursup », à la fonction des occupations et aux conditions sous lesquelles elles peuvent s’ouvrir sur leur dehors social et métropolitain. Informative autant que réflexive, l’interview attire notre attention sur deux nécessités : celle de créer des formes d’organisation capables de  « redoubler, à un niveau antagonique, l’action réciproque entre les différents secteurs de l’économie déjà instituée par la restructuration capitaliste » et celle d’ « une coopération plus étroite entre les secteurs en lutte qui irait au-delà des actes symboliques de solidarité et débouchera sur des actions de blocage économique, pour une véritable grève sociale. »

 

 

PEM : Comment voyez-vous l'activation et la mobilisation des doctorant.e.s et des jeunes précaires dans les facs actuellement ? Est-ce que vous pouvez décrire la genèse de la mobilisation et les formes adoptées jusqu'à présent sur le campus de Nanterre ? 

 

Nanterre : Dans les universités, la mobilisation contre l'application de la loi ORE a mis un certain temps à se constituer. À Nanterre, depuis la lutte contre la LRU2 les choses ne bougeaient plus tellement du côté des personnels. Il existe bien un collectif d'enseignant-e-s précaires, mais il n'est plus véritablement actif. Outre le syndicat jaune SGEN-CFDT, très explicitement du côté du gouvernement, quatre syndicats sont également représentés – parmi lesquels le SNESUP-FSU semble le plus important parmi les enseignant-e-s, et la CGT et le SNASUB-FSU parmi les personnels –, mais seul.e.s quelques militant.e.s s'investissent réellement au quotidien.

 

La première assemblée générale de l'année s'est tenue le 10 octobre (jour de grève et de manifestation) et comptait 60 participant.e.s. Il s'agissait surtout de discuter de l'austérité budgétaire, du manque de personnel, des gels de postes et des « 



attaques libérales » du gouvernement. La future réforme de l'entrée à l'université était relativement peu évoquée dans cette assemblée. Pour les grèves du 15 et du 16 novembre, un tract a été rédigé par le comité de mobilisation (composé de 6 personnes) axé sur l'austérité budgétaire mais qui mentionne tout de même le « plan étudiant » et la sélection qui l'accompagne. C'est l'assemblée générale du 5 décembre qui a commencé véritablement à mettre la mise en place de la sélection en licence à l'ordre du jour.

 

Un des éléments importants dans l'activation de la mobilisation des universités a été l'appel du 20 janvier 2018 porté par l'ASES (Association des sociologues enseignant.e.s du supérieur) pour le retrait de Parcoursup et du projet de loi ORE. Dans le courant du mois de février, plusieurs motions ont alors été votées pour exprimer une opposition à ce projet, dans des assemblées générales de l'université, dans des départements ou au CNU. Ce n’est que vers la mi-février que plusieurs réunions d’information sur le contenu et les enjeux de la loi ORE ont été organisé à l'échelle des départements, des UFR et de l'université. C’est ainsi que la mobilisation a commencé à grossir et à prendre de plus en plus souvent la forme des blocages et des occupations. Dans le courant du mois de mars, dans plusieurs universités françaises les attaques contre la mobilisation ont commencé à fleurir. Outre le recours aux forces de l'ordre pour réprimer les manifestations et les occupations sur le campus, on a vu le retour de groupuscules fascistes et autres identitaires, en particulier à Montpellier et à Tolbiac, qui témoignent de la recomposition de l’extrême droite, notamment depuis la manif’ pour tous.

 

Des AG ont continué à se tenir à Nanterre mais elles ne réunissaient qu'aux alentours de 100-200 personnes (par contraste avec Toulouse, Montpellier, etc. où les étudiant.e.s et personnels se retrouvaient à 1000 ou 2000 personnes). Une réunion des enseignant-e-s du département de philosophie a alors été organisé sous la pression de quelques titulaires et des doctorant-e-s, et s'est conclue par le vote d'une motion condamnant le principe de Parcoursup et de la loi ORE (beaucoup d'autres départements de Nanterre ont adopté la même démarche). La journée du 22 mars a également été importante : un barrage filtrant mimant la sélection à l'université a été mis en place, et s'est avéré efficace pour engager des discussions avec les étudiant.e.s non mobilisé.e.s. La commémoration officielle de mai 68 organisée par l'université a été partiellement empêchée et réappropriée par des étudiant.e.s à coup de slogans (« commémorer c'est enterrer », « ils commémorent, on continue », « pas de commémoration, révolution ! », etc.), de tambours et de discours. En parallèle, une partie des précaires, très nombreux, de l’UFR de droit et de sciences politiques commençaient à s’organiser autour de leurs conditions de travail. D’une part à propos de la réduction du nombre de postes d’ATER avec doublement de la charge de cours (techniquement, il s’agit de la fusion des postes de demi-ATER en ATER à temps complet) ; d’autre part contre le fait qu’ils et elles soient corvéables à merci, chargé.es de manière totalement informelle de corriger pour les titulaires des quantités vertigineuses de copies dans des champs qui leur sont parfois complètement étrangers. Si ce rapport de force avec leurs collègues n’était alors qu’interne, il poussera par la suite ce même collectif à apparaître sur les blocages quand le mouvement décollera.

 

Le tournant décisif s'est pourtant opéré à la suite de la Coordination Nationale Étudiante (CNE) qui devait s'organiser à Nanterre le weekend du 7 avril. Celle-ci a d'abord été interdite par la présidence, puis tolérée après coup (les étudiant.e.s ont dû occuper un amphithéâtre pour la tenir). Le lundi matin suivant, une vingtaine d'étudiant.e.s ont occupé une salle du bâtiment E de l'université, suite à quoi la présidence a décidé de faire intervenir les forces de l'ordre pour les évacuer. L'intervention des CRS sur le campus a alors fait beaucoup de bruits sur les réseaux sociaux et de nombreux étudiant.e.s et personnels de l'université se sont réuni.e.s devant le bâtiment E dont l'accès était empêché par les CRS. Les occupant.e.s sont alors monté.e.s sur le toit pour éviter que les CRS ne viennent les déloger. Après une négociation, les CRS ont accepté de se retirer à condition que les étudiant.e.s acceptent d'occuper la salle sans dégradations et sans heurts. Suite au départ des CRS, une centaine d'étudiant.e.s et doctorant.e.s qui avaient assisté à la scène se sont alors réuni.e.s dans la salle occupée pour tenir une assemblée générale improvisée pendant que les personnels organisaient une réunion dans la salle adjacente. Une demi-heure plus tard, les forces de l'ordre sont revenues pour évacuer la salle où se tenait l'assemblée générale, bloquant la seule sortie et exigeant un contrôle individuel d’identité de chacun.e pour sortir. Malgré une attitude résolument passive de la part des étudiant.e.s (tous assis.es dans le fond de la salle) et malgré l'absence de quelconques dégradations, les CRS ont commencé à déloger les étudiant.e.s et les quelques personnels qui les accompagnaient un.e par un.e avec une extrême violence, forçant les personnels réunis dans le couloir à regarder leurs étudiant.e.s subir des agressions directes (matraques et lacrymos), sans pouvoir intervenir. 7 étudiant.e.s ont alors été interpellé.e.s et placé.e.s en garde à vue où ils ont passé la nuit (à ce jour, trois d'entre eux sont convoqués au parquet pour cause de « rébellion » ou de « résistance aux forces de l'ordre » et seront jugés le 20 juin). Les personnes interpellées l'ont été de manière ciblée. Il s'agit que de ceux que les CRS ont vu prendre la parole dans le rassemblement et dans l'assemblée générale, identifiées donc comme « dirigeants » du mouvement (« professionnels du désordre » selon l'expression de Macron). Parmi les arrêtés, il y avait également un jeune qui, sans être étudiant à la fac, est très actif dans le réseau « Welcome 2 Nanterre », une association qui propose des cours de français aux migrants dans les locaux de l'université.

 

Après ce jour, et suite aux nombreuses expressions de terreur et d'indignation des différents témoins de la scène, la mobilisation s'est considérablement renforcée. Les assemblées générales ont réuni 650 puis près de 1000 personnes la semaine suivante, dont des personnels (enseignant.e.s, personnels BIATSS), qui ont aussi organisé leurs propres assemblées générales où illes ont voté la grève reconductible, la démission du président de l’université de Nanterre et notamment la solution politique du « 20/20 », afin de soutenir la mobilisation des étudiant.e.s, de condamner la répression policière et les pressions exercées par leurs hiérarchies pour leur faire appliquer la loi ORE malgré leurs protestations. Les étudiant.e.s ont finalement réussi, à force de pression, à obtenir le droit d'occuper la salle E01 de façon permanente et se sont approprié.e.s l'ensemble du bâtiment E par la suite. L'université a alors été tour à tour fermée par la présidence et bloquée par les étudiant.e.s, perturbant fortement la semaine des révisions. Le lundi 16 avril, premier jour de partiels, les étudiant.e.s ont réussi un véritable tour de force : bloquer l'ensemble des bâtiments, pourtant dispersés sur un vaste territoire, de la faculté ! L'assemblée générale du mardi a réuni près de 1700 personnes, dont quelques centaines d'étudiant.e.s en droit opposé.e.s au blocage. Celui-ci a cependant été reconduit à une très large majorité (1250). Les partiels ont finalement été annulés pour toute la semaine. Face à la nécessité de mettre en place les aménagements, des réunions ont été organisées au niveau des départements et des UFR. La solution « politique » (20/20 à tout le monde) et les solutions les moins pénalisantes pour les étudiant.e.s mobilisé.e.s (annulation totale des partiels et des examens sans report, note automatique améliorable grâce à un devoir facultatif, etc.) ont été vite écartées par la direction sous prétexte de l'illégalité de ces démarches. Suite à la reconduction du blocage votée par l’AG du 19 avril réunissant environ 1600 personnes (1100 pour et 340 contre), la présidence de l’université a annulé les examens prévus pour le 2 mai. Ce jour-là, une CFVU et un CA exceptionnels sont prévus afin de « de statuer sur l'organisation des examens terminaux pour les jours suivants ». Nous savons par ailleurs que, suite à la mobilisation anti-blocage, la présidence pourrait éventuellement avoir recours à un vote électronique sur le modèle du président de l’université de Strasbourg – une consultation sans valeur juridique mais très forte symboliquement – afin de contourner les décisions de l’AG quant au blocage. Plusieurs réunions  se sont tenues pendant la semaine des vacances et les étudiant.e.s sont en train de s’organiser face aux contraintes de validation et à une éventuelle délocalisation des examens en dehors du campus nanterrois.

 

 

PEM : Quelles ont été les modalités concrètes d'organisation de la mobilisation ?

 

Nanterre : L'organisation du mouvement est passée par des procédures relativement classiques. Sur le plan de la communication, plusieurs listes de diffusion (liste du comité de mobilisation, liste des personnels en lutte, liste des personnes mobilisées au niveau de l'UFR, liste de doctorant.e.s en philosophie, etc.) et groupes facebook (« Nanterre vénère en lutte contre la sélection et le Plan Etudiant », « Nanterre contre Macron ») se sont constitués. À l’échelle de l’université, les personnes mobilisées se réunissent surtout en assemblées générales précédées de comités de mobilisation (qui ont pour fonction de préparer l'assemblée générale et les propositions qui y seront votées) ; à cela se sont ajoutées des assemblées d'UFR, permettant de s’organiser sur des problèmes spécifiques, ou bien jouant sur des réseaux d’interconnaissance et de confiance beaucoup plus forts à cette échelle, ce qui a pu être très efficace en début de mouvement. Cependant, de nombreuses discussions ont porté sur l'organisation des assemblées générales, comme c’est la tradition dans les mouvements étudiants, tout du moins à Nanterre : on critiquait notamment le fait qu'on y voyait toujours les mêmes personnes prendre la parole (notamment les militants du NPA). La nouveauté consiste en ce que parallèlement aux AG classiques, des « assemblées pétales » ont alors été mises en place dans la salle occupée, qui fonctionnaient par petits groupes auxquels on assignait des sujets de discussions divers : très inclusives, elles ont eu pour effet de faciliter l’intégration de celles et ceux qui s’engageaient pour la première fois et de faire se mêler les différents groupes affinitaires ; mais elles ont aussi eu du mal à se structurer de manière efficace et se sont pour beaucoup révélées improductives, notamment en raison du refus global d’arrêter collectivement une décision. L'occupation, enfin, s'est organisée en différentes commissions (commission action, commission médias, etc.), et a mis en place des programmes de cours alternatifs avec des professeur.es mobilisé.es et autres ateliers (le GAN : groupe d'auto-défense de Nanterre, des ateliers de slogans, d'affichages etc.). Or, ces commissions n’entretiennent aucune réciprocité avec l’assemblée générale dont le déroulement reste dominé par les membres du comité de mobilisation.

 

On peut noter que la spécificité du mouvement dans toutes les universités, y compris à Nanterre, réside sans doute dans le caractère central et prioritaire qu'a pris l'occupation au détriment des « actions » ou des manifestations (même si plusieurs actions ont été entreprises dans la foulée des assemblées générales : tractage à Saint Lazare auprès des cheminots, rassemblement devant le commissariat de Nanterre en soutien aux camarades interpellés, etc.). La faiblesse de la participation des universités aux manifestations parisiennes peut non seulement s'expliquer par la répression des dernières manifestations (notamment pendant le mouvement contre la loi travail) mais aussi peut-être par la manière dont les manifestations ont été organisées ces derniers temps en cortèges séparés.

 

Le bilan des occupations qu'on peut dresser pour l'heure est relativement ambigu. D'un côté, les occupations demandent beaucoup d'énergie (parfois pour peu de résultats) et risquent de contribuer à l'isolement des mobilisations. La protection des personnes qui occupent – face au risque d’expulsion policière, mais aussi face à des groupuscules violents, identitaires (à Paris 1) ou non (comme à Nanterre le week-end du 21 avril) – réclame une énergie et une discipline collective difficile à tenir sur le long terme, sinon au détriment de la projection vers l’extérieur et de la détermination d'objectifs politiques. D'un autre côté, elles offrent une certaine stabilité au mouvement, permettent d'engager des formes de vie alternatives, et donnent un ancrage local à la mobilisation. Pour les personnels, cela contribue à l’établissement et au renforcement des liens politiques durables sur les lieux de travail pour résister aux réformes qui touchent directement leur métier, par la sociabilisation avec des collègues d’autres disciplines ou d’autres catégories ainsi que la fréquentation des étudiant.e.s dans un esprit d’horizontalité. L'université peut aussi se révéler un point d'ancrage et un lieu d'accueil des différents secteurs en lutte au sein d'une même unité territoriale : des tractages ont été effectués dans les lycées/écoles du secteur  ; l'université de Nanterre continue d'accueillir l'association « Welcome  » qui donne des cours de français aux réfugiés tous les soirs  ; des rencontres ont étés organisées avec des cheminots et des représentants de la filiale SNCF Geodis  ; on a vu des postiers en lutte venir spontanément à une assemblée générale pour manifester leur soutien aux étudiant.e.s etc. Ces collaborations ont même donné lieu à une aide de quelques cheminots (même si c'était à titre individuel) pour bloquer les partiels le lundi 16 avril.

 

Dans cette perspective, on peut s'interroger sur le mot d’ordre de « convergence des luttes » hérité du mouvement de 2016. Ce mot d’ordre repose en effet sur deux présupposés qui ne vont pas de soi : d’une part, il existerait aujourd’hui une multiplicité de foyers de luttes indépendants les uns des autres. De l’autre, ces différents foyers de luttes devraient tendre vers un même objectif qui est souvent projeté dans un avenir indéterminé. Or, le mouvement se caractérise moins par l’indépendance que par l’interdépendance, ou l’action réciproque, des différents foyers de luttes entre eux. Dans tous les secteurs, il y a en effet un fort sentiment d’appartenance des différentes luttes en cours au même combat contre les logiques de concurrence et de rentabilité, dont « Macron » est le nom actuel. Ce sentiment de coappartenance se cristallise prioritairement autour de la « défense du service public », mais il repose également sur des bases matérielles, c’est-à-dire sociales et organisationnelles, déterminées. D’un côté, une bonne partie des étudiant.e.s sont contraint.e.s de travailler à côté de leurs études et les travailleur.e.s mobilisé.e.s, qui sont d’ailleurs d’ancien.ne.s étudiant.e.s, savent que la réforme de l'enseignement supérieur risque d'interdire à leurs propres enfants l'accès à une université qui est de toute façon de plus en plus structurée comme les entreprises qui les exploitent, de plus en plus soumise à la logique capitaliste de la rentabilité. D’un autre côté, le mouvement est organisé comme un archipel de foyers de lutte où se croisent des subjectivités ancrées dans des espaces circonscrits (telle fac, telle gare) mais aussi des militants mobiles, qui passent d’un foyer à l’autre. Ce qu’on peut espérer du mouvement, ce n’est donc pas que les différents foyers de lutte s’unissent abstraitement par la seule déclaration de leur visée commune, mais qu’ils parviennent, par la création d’espaces interstitiels, à redoubler, à un niveau antagonique, l’action réciproque entre les différents secteurs de l’économie déjà instituée par la restructuration capitaliste.

 

 

PEM : Comment se définit le rapport entre la composante précaire et les autres composantes sociales des facs (étudiant.e.s, professeur.e.s et les autres travailleur.ses)? 

 

Nanterre : Dans notre UFR, les doctorant.e.s ont joué un rôle central de par leur engagement mais aussi du fait de leur position d'intermédiaires entre les enseignant.e.s titulaires et les étudiant.e.s. Bien avant le début des mobilisations contre la loi ORE, nous avons réfléchi aux formes d'organisations que nous pouvions adopter pour agir collectivement sur le campus mais avons finalement abandonné cette idée, faute de temps et de raisons immédiates de se mobiliser. Mais la lutte contre la loi ORE nous a placé devant la nécessité de nous organiser, d'une part pour informer plus efficacement nos étudiant.e.s, d'autre part pour porter des revendications au niveau du département, la prise de position individuelle face aux collègues titulaires étant assez risquée quand on est enseignant.e précaire, compte tenu du pouvoir qu'ils ont dans le recrutement des ATER, des vacataires et des enseignant.e.s chercheur.se.s.

 

De manière générale, même si certains titulaires sont également très actifs dans le mouvement, la plupart restent assez frileux soit parce qu'ils approuvent la loi ORE, soit parce qu'ils sont plus sensibles à la pression de la hiérarchie, craignant des coupes budgétaires et des suppressions de postes qui augmenteraient considérablement leur charge de travail. Cette pression interne à l'université est renforcée sur le plan externe par l’HCERES (Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur) qui tous les cinq ans évalue les départements et laboratoires et rend un avis qui conditionne les moyens offerts aux enseignants-chercheurs pour leurs séminaires, colloques, déplacements et séjours à l’étranger. Cette agence d’évaluation est un des résultats de la LRU et forme l’étage supérieur de la marchandisation de l’université dont la loi ORE constitue une des suites logiques.

 

Il faut tout de même noter que les doctorant.e.s sont exposé.e.s à ces pressions de manière beaucoup plus directe, car illes assurent souvent les cours les plus chargés en termes d'effectifs en attendant de décrocher un des rares postes de titulaire offerts au concours. On peut donc faire l'hypothèse que les plus précaires sont les plus mobilisés pour d'autres raisons. Il s'agirait d'abord d'un effet de génération. Les jeunes enseignant.e.s, sont non seulement les plus exposé.e.s à la précarité et à l'insécurité sur le marché de l'emploi mais aussi les premiers à avoir été frappé.e.s par la crise de 2008. Ils ont vécu les révoltes de jeunesse qui ont éclaté un peu partout ces dix dernières années contre les mesures d'austérité et sont sans doute moins désabusé.e.s que leurs collègues par l'échec des mobilisations contre la LRU. Il faut également rajouter que les doctorant.e.s assurent plus de la moitié des cours en licence et sont de ce fait plus proches des étudiant.e.s les plus engagé.e.s dans le mouvement.

 

Parmi les étudiant.e.s, des tensions n'ont cessé de croitre entre ceux qui appartiennent à des organisations politiques ou syndicales et qui ont joué un rôle important dans la mobilisation (notamment le NPA mais aussi la TMI, ou la France Insoumise, parfois syndiqué.es à l’UNEF ou proches de Solidaires) et ceux qui revendiquent leur autonomie politique. Comme on l’a déjà souligné, ces derniers ont notamment reproché aux premiers d'être sur-représentés dans les prises de paroles en AG, et de s'approprier leur travail et leurs actions. Cependant, cette critique de l'hégémonie des organisations étudiantes traditionnelles dans les instances décisionnaires de la mobilisation (AG et comité de mobilisation) ne semble pas tellement conduire à l'élaboration d'une contre-stratégie autonome et efficace pour conquérir plus de centralité à l'intérieur de celles-ci. On pourrait donc espérer que cette critique autonome puisse mener à la conquête plutôt qu'à la fuite des instances d'organisations. Ces dernières sont en effet souvent envisagées comme des formes de lutte intrinsèquement verticales et autoritaires, ce qui tend à faire disparaître la nécessité de l'organisation au profit d'un horizontalisme abstrait et au fond assez libéral. Néanmoins, il faut reconnaître que, malgré l’absence d’enjeux tactiques et stratégiques, cette occupation a arraché un espace de sociabilité au quotidien universitaire individualisé. Elle a par ailleurs servi d’espace préparatoire pour le blocage intégral du campus le 16 avril que tout le monde a vécu comme une journée de joie victorieuse.

 

 

PEM : Comme la loi Vidal a été de facto approuvée et vu qu'elle sera rapidement opératoire, comment voyez-vous la perspective du sabotage de son application ? Quelles options tactiques sont en discussion actuellement à ce propos et quels sont, à votre avis, les enjeux principaux ?

 

Nanterre : La loi Vidal possède plusieurs caractéristiques particulières. D'abord elle a été appliquée sans discussion aussi bien à l'échelle nationale qu'à l'échelle des départements (par exemple, dans plusieurs départements la remontée des attendus locaux et l'élaboration des critères de sélection s'est faite sans consultation des équipes pédagogiques). Ensuite, on peut dire qu'elle possède un caractère contradictoire : d'un côté, elle est censée donner une autonomie à chaque filière de chaque université (chacune formule ses propres attendus et ses propres critères de sélection) ; mais d'un autre côté, elle impose un cadre bien délimité qui, étant configuré par la plateforme informatique, reste hors de toute discussion. Il est par exemple impossible de classer tout le monde ex aequo, ou de ne prendre en compte comme critères de sélections, que la formulation du vœu et l'obtention du bac : le logiciel oblige donc à classer effectivement les candidats. Une des spécificités de cette réforme tient donc au fait que son application passe par la création d'un outil technique (la plateforme Parcoursup) qui dicte aux équipes pédagogiques ses propres conditions. Cela permet à la direction d'utiliser sans cesse l'argument de l'impossibilité technique pour tenter de discréditer les formes de contestations des personnels mobilisés et cela empêche souvent aux discussions de se concentrer sur le fond politique de la réforme. À ce détournement des prises de position politiques permis par les contraintes techniques de la plateforme, on peut ajouter l'extrême obscurité qui règne quant à son fonctionnement et qui oblige celleux qui s'y opposent à dépenser une énergie démesurée pour en comprendre les ressorts.

 

Différentes stratégies sont mises en place pour contourner l'application de la sélection et le classement des étudiant.e.s imposés par Parcoursup. Premièrement, on peut refuser de siéger dans les commissions et d'analyser les dossiers (boycott). Dans notre université, les collègues ayant opté pour cette forme de résistance se sont vu.e.s menacé.e.s et harcelé.e.s de différentes manières par la direction. On peut ensuite opérer un classement différent du type de classement méritocratique attendu (soit aléatoire, soit avec des critères qui permettraient de contourner la sélection sociale). Enfin, on peut envisager l'augmentation des données d'appels (inscrites par défaut dans la plateforme) au-delà des capacités d'accueils des différentes filières. C'est la seule option qui autorise à ne pas faire de classement et à accepter tou.te.s les étudiant.e.s, tout en passant par Parcoursup. La mise en place de cette dernière stratégie dépend cependant de l'accord du président de l'université et du recteur.

 

Si ces diverses options témoignent d'une certaine inventivité quant aux formes de résistances concrètes à la loi ORE, elles ne sont pas pour autant satisfaisantes. Si une filière refuse de participer au classement (boycott), elle s'expose à un double risque : soit que le rectorat prenne en charge le classement — et son opposition au classement s'avèrerait n'être qu'une opposition de principe sans conséquence effective — soit (si le rectorat refusait de faire le classement à sa place) de ne recevoir à la rentrée que des étudiant.e.s « par défaut ». Une filière souhaitant cette fois opérer un classement alternatif aura peut-être réussi à ne pas se soumettre à ce que la réforme attend d'elle, mais elle aura accepté le principe même du classement. Ces deux options mettent donc les enseignant.e.s face une alternative nécessairement insatisfaisante : refuser le principe du classement mais en subir tout de même le résultat (on refuse le classement mais le classement se fait), ou accepter le classement en maitrisant son résultat (on accepte le classement, même si on oriente différemment son résultat). Pour ce qui est de la troisième option, il convient de noter que la possibilité d'augmenter les données d'appel sur Parcoursup bien au-delà des capacités d'accueil constitue une faille (ou un bug) de Parcoursup que les universités sont susceptibles d'utiliser. Mais il y a de fortes raisons de croire que cette faille a été rendue possible par le paramétrage national de Parcoursup lui-même. Le ministère aurait ainsi créé sciemment, au sein même de la plateforme, des ressources offrant la possibilité de la contourner, et ce en prévision des éventuelles formes de contestation qu'elle engendrerait. Parcoursup serait donc une technologie non seulement politique, mais aussi réflexive dans la mesure où elle intègre la possibilité de sa propre subversion comme une condition de son implantation. Comme si la technologie constituait une allégorie du capitalisme et de sa faculté à métaboliser son opposition… Cette troisième option consiste également à reporter toutes les difficultés et tous les risques liés à la gestion de l’accès au supérieur sur les universités elles-mêmes. En effet, outre le fait qu'elle dépend ultimement du bon vouloir de la présidence et du rectorat correspondant, lequel ne cèdera pas toujours de bon gré l’augmentation des données d'appel, ouvrir les capacités d’accueil engage légalement les départements à accueillir les étudiant.e.s qui y candidateraient même si leur nombre s’avère bien supérieur aux prévisions, là où auparavant, les inscriptions étaient coordonnées administrativement sur toute une région et qu’on ne faisait pas porter aux universités elles-mêmes la responsabilité de leur sous-dotation. Ainsi, le mode de sabotage le plus efficace suppose néanmoins de s’exposer à un potentiel afflux d’étudiant.e.s refusé.es par les autres départements et universités, et reconduit par-là indirectement la logique de responsabilisation individuelle, de calcul du risque et de concurrence entre établissements.

 

 

PEM : Le débat autour du sabotage de la sélection nous amène à un horizon inédit dans le cadre des mouvements universitaires des dernières années : le dépassement de l'alternative entre victoire ou défaite, entre approbation ou retrait du projet de loi. Quelles perspectives pourrait ouvrir cette situation ? Nous nous référons en particulier au caractère non défensif que ce mouvement pourrait assumer et à l'imaginaire des « universités ouvertes et communes » qui s'est répandu dans les derniers temps.

 

Nanterre : On peut proposer deux interprétations différentes des nouvelles formes de contestations qu'a engendré la loi ORE. Une interprétation positive consisterait à dire que les diverses modalités de sabotage de Parcoursup témoignent du fait qu'on peut désormais, plutôt que de s'opposer frontalement à une loi pour qu'elle soit retirée (ce qui n'est que rarement couronné de succès), la rendre ineffective par des pratiques réelles de contournement. Mais, dans l'hypothèse où ces formes de contournement seraient prévues par la loi elle-même, on peut considérer (interprétation négative) qu'il ne s'agit de rien d'autre que d'une nouvelle technique du gouvernement pour canaliser la contestation dans un cadre prévu et déterminé par lui. Par conséquent, l'absence d'alternative entre victoire et défaite n'est pas nécessairement un « dépassement », mais peut être plutôt la preuve qu'on est condamné à se soumettre - en partie au moins - à la réforme. 

 

L'idée d'une université ouverte et commune est une idée qui est très présente dans ce mouvement et qui se matérialise dans les diverses initiatives qui vont des cours hors cursus, horizontaux et ouverts à tous à l'accueil des publics non-étudiants pour des discussions politiques et théoriques communes, en passant par un projet, débattu à Nanterre, d’organiser des « états généraux de l’université » qui viseraient à formuler un diagnostic global et à offrir un contre-modèle d’université. Mais dans l’ensemble il s'agit de pratiques que nous avons déjà connues pendant le mouvement contre la LRU. En revanche, la mobilisation contre les réformes en cours offre l'occasion d'ouvrir une réflexion plus large sur la reproduction sociale. Elle a pour spécificité de pouvoir être facilement associée aux autres mouvements sociaux parallèles : la lutte contre la sélection dans l'éducation rejoint la lutte contre la sélection aux frontières (nous renvoyons à la nouvelle attaque contre les réfugié.e.s avec la loi asile et immigration) et la sélection sur le marché de l'emploi (destruction des dernières protections légales contre les licenciements abusifs, recours aux contrats de plus en plus précaires, etc.). Ces quelques dernières semaines, les étudiant.e.s ont dû faire face à une répression violente de leurs mouvements d'occupation et se sont principalement concentré.e.s sur les actions locales. Mais il faut espérer que la suite du mouvement donnera lieu à une coopération plus étroite entre les secteurs en lutte qui irait au-delà des actes symboliques de solidarité et débouchera sur des actions de blocage économique, pour une véritable grève sociale.

 

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Commentaires
Karl Marx28-04-2018 03:21Répondre
Il faut arrêter d’utiliser les mots-valises « défense du service public », « marchandisation » de l’université et il faudrait commencer à raisonner un petit peu.

J’imagine que Pierre Bourdieu serait assez embêté de la médiocrité de la réflexion défendue par ce texte.

La sélection a déjà lieu à l’entrée du collège (via la stratégie parentale du quartier d’habitation), à la fin du collège (sélection entre la filière générale et la filière générale) puis en fin de seconde (sélection entre filières générale et technologie), puis à l’entrée de certaines filières universitaires (bi-licence, M2 etc.).

« l'application de la sélection et le classement des étudiant.e.s imposés par Parcoursup » > On croirait rêver. L’université publique est déjà (très) sélective.

Pour aller vite, je renvoie les lecteurs à cet article : « Les derniers chiffres, publiés en novembre 2017, montrent que 28,4% des inscrits en L1 obtiennent leur licence en 3 ans. 13 % ont besoin d’une année en plus pour valider leur diplôme. Au total sur 4 ans : 41 % sortent donc de la fac avec leur diplôme de Licence. Cette réussite est en stagnation depuis quelques années.
Les études avant l'entrée en licence impactent largement sur ces chiffres : l'âge d’obtention du bac et surtout la série du baccalauréat sont les variables qui influent le plus sur la réussite en licence. »

(Source : http://etudiant.aujourdhui.fr/etudiant/info/classement-des-universites-le-palmares-selon-le-taux-de-reussite-en-licence.html)

Une fois le temps d’adaptation des universités à la procédure Parcoursup passé, la loi n° 2018-166 du 8 mars 2018 dite ORE ne changera fondamentalement pas grand-chose.

Cette loi tendra à arrêter de faire semblant d’accueillir des étudiants, qui n’ont pas les prérequis scolaires pour suivre des études supérieures par définition très abstraites, tout en sachant que la sélection par l’échec est très forte.

J’ai quelque peu l’impression que ce texte oublie que l’école (l’institution scolaire au sens large de l’école maternelle à l’enseignement supérieur) a deux fonctions conservatrices :
- une fonction négative : celle de légitimation de l’ordre établi, de classement des individus, de sélection et de reproduction des élites
- une fonction positive : celle de la transmission, de la conservation des connaissances, des acquis scientifiques, de la langue etc ;

L’université remplit essentiellement la première fonction que les universitaires le veuillent ou non.

On n’a pas attendu l’université pour apprendre (la fonction positive) ; on peut le faire dans le cadre de dispositifs extra-universitaires.

Les pensées de Karl Marx et Friedrich Nietzsche sont encore fécondes notamment parce ce que ces auteurs n’ont pas eu de carrières universitaires.

En revanche, les postmodernes (Foucault, Derrida etc.) pseudo-radicaux archétypes du capitalisme tardif sont le produit de l’université.

Il serait grand temps que les sciences sociales à l’université se mettent au travail, cessent de tourner en rond et jettent à la poubelle leur appareil conception autoréférent.

La « lutte » contre la sélection affecte essentiellement les sciences sociales (et à vrai dire essentiellement les filières de sociologie, psychologie, philosophie et sciences politiques) et très peu les filières de sciences naturelles ou les filières de sciences sociales avec débouchés professionnelles (PACES, droit, économie).

Une conclusion ?





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