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Accueil digne en France : asile, illégalisation et rétention

11 Mars 2018, 02:460 commentaire

Cet article propose une critique de la nouvelle loi. Loin d'être exhaustive, elle vise seulement à montrer quelques mécanismes mis en place par le nouveau gouvernement. Il n'y a là rien d'original, bien qu'on trouve plus d'articles de journaux que de points de vue de militant.e.s luttant avec les migrant.e.s, voire de migrant.e.s elleux-mêmes. Mais surtout, il n'y a rien d'exceptionnel à déplorer mille fois que la nouvelle loi renforce une situation existante. Que ce soit donc dit dès le départ : ce n'est pas le retrait du projet qui doit constituer la revendication de nos luttes, mais bien plutôt la suppression du CESEDA (Code de l'Entrée et du Séjour des Etrangers et de la Demande d'Asile), c'est-à-dire un droit propre aux étrangers, qui marque les racines profondément ancrées du racisme dans nos législations. Ainsi, il est déplorable que les quelques luttes visibles soient définitivement plus conservatrices qu'antiracistes, à l'image de la grève à l'OFPRA et à la CNDA, qui revendique une juridiction de qualité (mais raciste, par définition), et dont le combat est avant tout corporatiste.

 

Le nouveau projet de loi doit donc être politiquement analysé dans cette perspective : comme partie prenante d'une législation d'exception propre à l'étranger (non comme « atteinte » à des droit) et comme projet raciste (non comme un « accueil indigne et dégradé »).

 

Crédit Rose Lescat

 

Le « projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif » nous fait déjà la preuve de son but précis par son titre. Qu’est-ce qu’une « immigration maîtrisée » si ce n’est pas une « immigration choisie » ? Et choisie selon quels critères ? Bien sûr, le premier, c’est l’origine : un Afghan ou un Soudanais n’entre pas et ne s’installe pas en France comme un Allemand ou un Américain. « Maîtriser » l’immigration, c’est donc déjà chercher à contenir une immigration qui n’est pas voulue, selon un critère qui est pour le moins raciste. Le second critère, c’est celui exposé dans les motifs : « améliorer les conditions d’accueil des talents étrangers » et « renforcer les capacités de notre pays à attirer ces profils qui participent tant de notre dynamisme économique que de notre rayonnement linguistique culturel ». Ainsi, second critère, c’est un critère de classe. Ne vient que celui qui rapporte. On trouve là un simple principe d’échange avec des partenaires des pays dits « développés », mais un véritable principe postcolonial quand il s’agit de la plupart des pays anciennement colonisés. Ne considérer l’étranger.e, notamment l’étranger.e infériorisé.e, qu’en fonction de ce qu’il nous rapporte. Sous le concept de talent, se cache celui de plusvalue. Sous le concept de « rayonnement », se cache celui de domination. Mettre à profit ce qui est autre, mais n’accepter de ce qui est autre que ce qui a de la « valeur » à nos yeux… 

 

C’était là le pendant économique du projet de loi. Il y a nécessité de le préciser car la formulation du titre en deux temps est sous-tendue par la division structurante migrant.e économique / migrant.e politique. Réellement effective depuis le milieu des années 1990, cette distinction trouve son fondement dans le droit d’asile énoncé dans la Convention de Genève en 1951 qui donne une assise solide au tri entre ces deux « types » de migrant.e.s : un.e réfugié.e est  une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Ainsi, rendre l’asile « effectif », ce n’est pas donner accès à un droit, c’est avant tout trier et exclure, produire des clandestin.e.s, légitimer l’existence de centres de rétention et les déportations qui s’ensuivent. D’autant plus que l’application du droit d’asile, sur lequel je ne vais pas revenir ici, est l’objet de pratiques discrétionnaires à toutes les étapes du processus, ne serait-ce que dans la détermination du « avec raison » dans la définition de la Convention de Genève : il laisse aux Officiers de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides) et aux juges de la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile) une certaine liberté d’interprétation, au milieu des quotas, des jurisprudences et des ordres donnés par leurs supérieur.e.s, quand ce n’est pas leur ignorance totale du pays d’origine du demandeur d’asile qui se masque derrière un semblant de connaissance — mais qui juge malgré tout. Pour la plupart, des blanc.che.s qui n’ont jamais mis un pied en Afrique et qui jugent des noir.e.s à partir des préconceptions qu’ils et elles se font de ce qu’est une « persécution ». Cela nous rappelle cette « attitude textuelle » dont parle Edward Said au sujet de l’orientalisme, attitude qui consiste à prendre pour réalité les discours, tels qu’ils ont été établis dans la tradition de recherche coloniale, sur l’Orient [1]. 

 

Bref, il n’y a pas à douter que cette loi renforce un état de fait, puisque les auteur.e.s du projet le disent elles.eux-mêmes : « Les deux lois adoptées en 2015 et 2016 (…) ont apporté une première réponse aux défis posés à notre pays, tant pour assurer des conditions d’accueil dignes et favoriser l’intégration des réfugiés que pour lutter contre l’immigration irrégulière ». La séparation est assumée.

 

L’on peut donc qualifier ce projet de loi de raciste. Il n’est qu’à étudier plus en détails l’exposé des motifs. On nous parle de « pression », de « points tendus », de « flux » et d’ « évacuations ». On nous donne l’impression d’avoir affaire à la gestion d’objets que l’on ne sait pas où mettre, quand ce n’est pas des déchets — qu’évacue-t-on d’autre que des déchets ? Il est assez frappant qu’un projet de loi qui cherche à statuer sur la présence de personnes sur un territoire pose l’essentiel des problèmes en termes « d’ordre public », bien que les choses ne soient pas dites ainsi. Cela nous étonne finalement très peu. Ce que déplorent avant tout les législateurs.trices, c’est un nombre incontrôlé. Une prérogative de l’Etat, vieille de plus d’un siècle et demi, à savoir la maîtrise de la mobilité des étranger.e.s sur son territoire, est ici mise à mal… et surtout par une majorité d’ex-colonisé.e.s — par la France ou l’Angleterre —, que l’on a pris l’habitude de contrôler et de dominer. Puis de ce nombre, on déplore une présence, sous la forme d’un passage ou d’une installation ; parfois qualifiés d’illégaux, pour justifier qu’on en fasse un problème. 

 

En somme, ce projet de loi cherche à renforcer l’armada législative qui permet à l’administration de faire de tout.e indésirable un.e clandestin.e, qui permet à la police de le maintenir enfermé et de le déporter plus facilement. Et tout cela en se donnant une image, juste pour la forme parce qu’on la veut à peine crédible, de défenseur.se des « vrais » demandeurs.ses d’asile. 

 

A peine crédible parce que la réduction des délais, qui touche tout.e demandeur.euse d’asile, ne va nullement dans le sens d’un meilleur accès aux droits. Jusque-là, un.e demandeur.se d’asile avait 120 jours après son arrivée sur le territoire pour déposer sa demande: avant ce délai, il.elle était placé.e en procédure dite « normale » (s’il.elle n’était pas « dubliné.e », c’est-à-dire renvoyé vers le premier pays européen dans lequel il.elle a déposé ses empreintes, toujours prises de force, parfois même à l’électricité); après ce délai, il.elle était placé.e en procédure dite « accélérée » —  c’est-à-dire le droit chemin vers le refus. Ce temps est réduit à 90 jours. Mais la réduction des délais touche aussi les voies de recours, par exemple le recours à la CNDA après un refus à l’OFPRA.  Le délai de recours de « droit commun » (c’est-à-dire normal) en droit administratif français est de deux mois. Le délai d’un mois qui s’applique aux étranger.e.s était déjà discriminatoire : c’est encore aggravé par ce projet de loi. Ainsi, on n’a pas les mêmes possibilités de contester une décision administrative quand on est étranger.e ou français.e.

 

Il devient donc de plus en plus criant qu’en appeler au « respect » du droit n’a aucun sens. Car ce droit est formulé en vue de trier et d’illégaliser. Il n’est qu’à s’en référer à « l’esprit » de la loi qui transpire de l’article 27 du projet. Il a pour objectif de « lutter contre les reconnaissances frauduleuses du lien de filiation des ressortissants ». A la différence de tout Français.e, l’étranger.e illégalisé.e est soupçonné d’être parent frauduleux — on lui retire donc même potentiellement le statut de père ou de mère et la reconnaissance institutionnelle, donc sociale, qui l’accompagne.

 

Il ne suffit pas d’un acte de naissance pour que le statut soit défini, mais la « justification de la contribution effective de l’auteur de la reconnaissance de la filiation à l’entretien et à l’éducation de l’enfant » — exigence jusque-là pratiquée illégalement au tribunal, devenue ainsi légale. Il faut donc prouver sa paternité. « Faire preuve », c’est l’apprentissage à l’humilité et le contrôle constant de la vie d’un.e immigré.e en France. Il ne s’agit pas seulement de « prouver » que l’on a « des raisons » de craindre « d’être persécuté », c’est-à-dire prouver que l’on est un.e « vrai.e » demandeur.se d’asile. Les analyses d’Abdelmalek Sayad sur le rapport entre l’immigré.e, l’institution médicale et de la sécurité sociale nous rappellent l’omniprésence du contentieux qui exige une preuve et de l’enquête qui exige l’aveu d’une faute [2]. Il faut donc prouver les rendez-vous manqués à la préfecture pour des raisons médicales sous-peine d’être mis.e en fuite et d’être illégalisé.e sur le territoire pendant 18 mois. Il faut « prouver » sa présence sur le territoire pour espérer un jour être régularisé.e  — au point où la moindre facture, le moindre reçu prend une importance centrale dans la vie d’un.e immigré.e là où un.e Français.e n’en fait qu’une histoire passée. C’est donc ce soupçon permanent qui pèse sur l’étranger.e que la loi veut rendre plus légal, définitivement institué, désormais banal

 

Le projet de loi systématise toutes les mesures qui permettent d’illégaliser les étranger.e.s indésirables. Le moindre recoin, la moindre niche qui servaient de recours à tout étranger.e sont balayés. Les demandes de titre de séjour pour étranger.e malade par exemple, ne sont plus valables si elles n’ont pas été déposées au moment de la demande d’asile — demandes qui souvent étaient faites quand la personne était déboutée, dernier espoir avant l’expulsion. On accompagne désormais toute Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) d’une Interdiction de Retour sur le Territoire Français (IRTF), ce qui n’était le cas que de 30% d’entre elles auparavant. Une personne dont les empreintes ont été prises de force, par exemple en Italie, sera déportée et sa déportation s’accompagnera d’une Interdiction de Circulation sur le Territoire Français (ICTF) d’une durée maximale de 3 ans s’il y a OQTF ou réadimssion dans un pays de Shengen. La durée des IRTF  n’est plus comptée à partir de leur notification mais de leur mise en oeuvre effective — en somme, tant qu’on n’a pas quitté le territoire européen, l’IRTF reste valable ad vitam aeternam.

 

Mais qui dit systématisation des mesures d’illégalisation, dit aussi développement d’un système carcéral propre aux étranger.e.s. Il ne s’agit pas là d’une mesure qui viendrait se sur-ajouter, comme un abus, à un modèle d’accueil — « digne » comme ils disent — ou à un projet de loi qui serait acceptable sans celle-ci. Il s’agit du chaînon immanquable vers lequel tend le mécanisme d’illégalisation et de contrôle. Peut-être la mesure est-elle spectaculaire, comme outil de négociation qui permettrait de faire passer le reste pour des mesures « soft » et acceptables — d’autant que c’est sûrement le point sur lequel le gouvernement est prêt à reculer. Mais néanmoins, elle en dit long sur ce qui se joue en matière de « politique migratoire ». En 2011, la rétention était passée de 32 à 45 jours. Le nouveau projet de loi vise à passer à 90 voire 135 jours. De même, les moindres espaces qui permettaient de faire sortir une minorité de retenu.e.s sont bouclés, en retardant par exemple le délai de saisie du Juge des Libertés et des Détentions (JLD) afin d’avoir la liberté de déporter dès le début de la rétention, en l’absence de tout contrôle de l’institution policière par le juge. Non seulement, les étranger.e.s détiennent un système carcéral qui leur est spécialement dédié du fait même de leur statut d’étranger.e, mais s’ajoute à cela une machine de contrôle qui va de l’extension de la Retenue Administrative en commissariat de 16 à 24h — qui confirme donc le fait qu’il s’agit d’une Garde à Vue pour étranger.e.s — à l’usage de la visioconférence pour les audiences du JLD, de la CNDA ou du Tribunal Administratif (TA) — qui donne la mesure du peu de valeur que l’on attribut au « cas » de l’immigré — en passant par les mesures systématiques d’assignation à résidence — pour chaque personne déboutée du droit d’asile, par exemple.

 

Il ne s’agit pas là d’une analyse exhaustive du projet de loi, mais de quelques éléments qui permettent d’en saisir l’esprit et la direction. Non la direction vers laquelle tend la politique gouvernementale, mais plutôt la direction qui a été prise depuis déjà bien longtemps et qui tend à s’enraciner dans l’Etat français. Il y a là peu d’éléments nouveaux, peu d’éléments étonnants : il s’agit plutôt d’un renforcement et d’une confirmation d’un état de fait. Dans une ambiance d’indifférence généralisée, il n’est pas étonnant que l’enfermement d’un étranger.e de par son statut d’étranger.e ne choque pas. Même les militant.e.s qui criaient à la violence d’Etat en 2015 avec l’instauration de l’Etat d’urgence ne se rendent pas compte que les migrant.e.s ne l’ont pas attendu pour être assigné.e.s à résidence. Que la violence policière n’a pas commencé en manifestation. Que l’illégalité des préfectures n’a pas commencé avec les interditctions de manifestation.

 

Cette indifférence, elle n’est pas anodine, elle n’est pas neutre : elle est raciste. Elle témoigne de la continuité de la France coloniale en ce premier quart du XXIème siècle, de l’infusion du discours policier jusqu’aux poches les plus résistantes de la société.

 

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[1] « L’idée est que les hommes, les lieux et les expériences peuvent toujours être décrits par un livre, tant et si bien que le livre (ou le texte) acquiert plus d’autorité et d’usage que la réalité qu’il décrit. (…) On lui attribue une valeur d’expertise. L’autorité de savants, d’institutions et de gouvernements peut s’y ajouter, l’auréolant d’un prestige plus grand encore que sa garantie de succès pratique. Ce qui est plus grave, ce genre de texte peut créer, non seulement du savoir, mais aussi la réalité même qu’il paraît décrire » (p. 174). Ainsi, un officier de l’OFPRA ou juge de la CNDA juge de la dimension réaliste d’un récit à partir de la conception qu’il se fait, en tant qu’occidental, de ce que serait vivre dans le pays d’origine du demandeur d’asile. Si ce récit ne colle pas à la conception qu’il s’en fait, il est facilement taxé de « stéréotypé ». Il y a là une reconduction, plus cachée et mais non moins réelle, du racisme propre aux conceptions orientalistes que Said décrit en ce qui concerne l’Orient et l’islam, mais qui trouve une application tout aussi juste pour d’autres régions du monde, notamment anciennement colonisées.

 

[2] « L’expérience que le travailleur malade ou accidenté a de la sécurité sociale avec laquelle il a presque toujours maille à partir, et, par suite, avec l’instance médicale, deux institutions qui, à ses yeux, ont partie liée, est celle du tribunal » (p. 338-339) « aussi procède-t-on souvent, surtout en cas d’accident, à une enquête qui, même si elle n’est pas confiée à la police, a toutes les apparences de l’enquête policière, car comme cette dernière elle vise à la production de tout un appareil de preuves objectives, là où, pour l’immigré, la seule preuve valable, la seule indubitable, la seule qui mérite considération et dispense donc de toutes les autres, c’est sa maladie ou son accident, c’est-à-dire en dernière analyse, lui-même personne en tant qu’il est ou a été malade et qu’il a été accidenté » (p. 346) Cette dernière analyse, qui porte sur la violence qu’exerce l’injonction à la preuve sur la réalité de l’immigré, est utile pour comprendre la violence qu’exerce la loi par  la voix du juge du Tribunal Administratif lorsque ce dernier exige des preuves objectives d’entretien et d’éducation. L’on voit donc ici s’immiscer l’injonction à la preuve dans la plus grande intimité de la personne, disséquant sa vie dans les moindres recoins.

 

Ps.
Nous avons souligné qu'une législation raciste qui illégalise ne peut pas ne pas s'accompagner d'un système carcéral qui lui est propre. Afin de documenter la violence qu'est en elle-même l'incarcération des étranger.e.s, rdv sur collectifsanticra.wordpress.com

 
 
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