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« PasUneDeMoins », grève, genres et politique

6 Mars 2018, 10:390 commentaire

 

Ancré dans des mobilisations populaires amples et variées, qui durent depuis trois ans, le mouvement NiUnaMenos argentin se prépare à une énième épreuve de force : la manifestation du 8 mars 2018 et la troisième journée de grève des genres. Sa composition sociale et sa perspective politique transversale ont permis à NiUnaMenos de re-politiser la pratique de la grève. Elle n’apparait plus comme un simple événement ponctuel, mais comme un processus organisationnel ; de même, elle ne se limite plus aux revendications économiques, mais vise à une remise en cause structurelle de la place des femmes dans nos sociétés.

 

C’est de cette manière que les militantes féministes argentines ont su articuler les violences contre le corps des femmes avec les nouvelles formes d’exploitation et d’extraction de la valeur. Elles ont aussi montré comment « classe, race et genre » ne peuvent pas être dissociés dans une lecture critique de l’approfondissement des tendances de la crise et de ses séquelles en termes d’appauvrissement et de sécurisation des rapports de domination. Déclenché par une politisation du quotidien et des relations interpersonnelles, NiUnaMenos est ainsi arrivé à bouleverser la société argentine, en critiquant non seulement le rôle des syndicats traditionnels et les politiques du gouvernement néolibéral de Macrì, mais également les fondements même des rapports sociaux existants.

 

 

 

- PEM : Peux-tu revenir sur les moments fondamentaux du mouvement NiUnaMenos ? Quelle est la composition du mouvement ? Quels sont les sujets qui ont activement pris part à cette expérience ? Y-a-t-il des différences considérables en termes de perspectives politiques, d’origines sociales et de

différences générationnelles ?

 

- VG : Le premier aspect caractéristique des «moments fondamentaux» de NiUnaMenos (« PasUneDeMoins »), slogan qui est devenu un mouvement, serait les manifestations massives dans les rues pour dénoncer les violences faites aux femmes le 3 juin 2015 et 2016. Je crois que les conditions de possibilité de ce mouvement massif tiennent à sa généalogie, à savoir une succession de luttes dont on distingue trois lignes historiques : les luttes pour les droits de l’Homme, les rencontres nationales des femmes et les expériences populaires d’auto-organisation qui eurent lieu pendant la crise de 2001.

Ce qui est nouveau, c’est que le féminisme est devenu un langage commun à l’intérieur d’expériences sociales très diverses, là où il était avant ignoré voire discrédité. En ce sens, il y a un deuxième moment clé ou crucial, une sorte de seuil, celui du lancement de la grève du 19 octobre 2016, une grève des femmes, dont la force a permis par la suite de déclencher et d’organiser la grève internationale des femmes de 2017. Avec ces actions de grève, l’appel de NiUnaMenos se rend capable d’une transversalité politique d’un nouveau type.

 

L’outil de la grève lancée par les femmes, lesbiennes, trans et travesties réunies en assemblée permet un saut qualitatif en termes de mise en relation entre les violences faites aux femmes et aux corps féminisés avec les violences économiques, sociales et politiques. Ce que je veux dire ici, c’est qu’il y a un déplacement de la façon dont on conceptualise la violence qui se manifeste dans les féminicides. Et avec ce déplacement, c’est la composition même du mouvement qui se complexifie.

 

Nous avons ainsi, par exemple, commencé à percevoir le foyer familial comme le lieu de l’«implosion» finale de ce rapport entre les multiples formes de violences et non plus seulement comme l’enceinte privée où a lieu la violence « domestique » ou « intime ». Nous avons cherché à comprendre les réalités diverses dans lesquelles s’inscrivent les violences contre le corps des femmes et comment elles s’articulent avec les nouvelles formes d’exploitation et d’extraction de la valeur : la grève politise d’une manière inédite le deuil qui suit le féminicide et les violences sexuelles.

 

Je pense que la répercussion massive que sont en train d’avoir les féminismes en Argentine – et en Amérique latine – vient de sa capacité nouvelle à composer avec les conflits sociaux qui réussissent à politiser la raison pour laquelle le corps des femmes est aujourd’hui considéré comme un butin, c’est-à-dire comme une surface d’inscription et un territoire de conquête, réactualisant ainsi la dimension coloniale de nos sociétés.

 

Je dirais que la composition du mouvement à ce moment-là s’est ouverte à tout genre d’organisations (syndicats, écoles, associations de quartier, collectifs artistiques, associations de migrant.e.s etc.) depuis l’adoption de l’outil de la grève, dynamisant ainsi des initiatives, des réseaux et de nouvelles formes d’organisation, et radicalisant sa lecture de la carte des violences en termes de questions de genre reliées aux questions de classe et à des formes quotidiennes de racisme. En même temps cette composition continue d’avoir une forte répercussion en termes de sensibilité sociale diffuse. Elle met en évidence l’évolution du seuil de tolérance face aux violences, et fait de NiUnaMenos un mouvement qui traverse des secteurs, des classes et des générations différentes.

 

 

- PEM : De ce point de vue, entre les premières manifs de 2015 et le 8 mars 2017 s’est produit un passage fondamental. Comment les questions des violences contre les femmes (stalking, viols, féminicides) ont été articulées à une remise en discussion plus générale du rôle et de la place des femmes dans la société argentine ? De ce point de vue, quelle fonction la grève des genres a-t-elle rempli ? Quelle portée peut-on lui attribuer en termes de transformation sociale et de processus de subjectivation ? Elle a d’ailleurs inspirées des expériences importantes aussi dans d’autres contextes nationaux…

 

- VG : Comme je l’ai signalé plus haut, les grèves (octobre 2016, 8 mars 2017 ainsi que celle que nous préparons en ce moment) et leurs répercussions internationales sont un moment d’approfondissement et de radicalisation du mouvement. L’incorporation du thème du travail depuis une perspective féministe capable d’analyser la crise dans laquelle le néolibéralisme nous enfonce toujours plus, mais aussi les manières d’inventer des formes de reproduction de la vie nous place dans un autre horizon organisationnel et discursif.

 

La grève nous permet donc un mouvement double. Il s’agit d’inclure et de conceptualiser comme travail la quantité de tâches que nous les femmes faisons et qui ne sont en général ni reconnues ni valorisées comme travail. La grève met ainsi en jeu une autre économie de la visibilité et de la production de la valeur, et permet de comprendre comment cela se concrétise dans nos quartiers, dans nos maisons et dans nos relations. Mais nous ne perdons pas de vue une autre dimension fondamentale : faire la grève nous permet d’arrêter de faire ces tâches que nous refusons comme travail, que nous ne désirons pas faire, et que nous voulons arrêter de faire. Nous faisons grève pour mettre en suspens et rejeter toute activité. Nous faisons grève pour en finir avec le caractère « naturel » des rôles et tâches qui nous sont assignés en tant que femmes, et pour les voir ainsi d’une autre manière. Quand nous expérimentons la possibilité d’interrompre les corvées ménagères, cela nous permet de nous projeter au-delà de celles-ci.

 

Pour développer encore l’idée de ce double mouvement, on peut dire que la grève est aussi une question qui s’inscrit dans une démarche d’enquête concrète et située : « Que veux dire faire la grève depuis ma position, ma situation ? ». Faire la grève, cela signifiait lancer cette question, mais aussi en proposer un sens qui dépasserait celui des syndicats qui monopolisent son «usage» et qui se font les représentants exclusifs et légitimes d’une partie des travailleur.euse.s. En la posant comme la question d’une enquête, d’une recherche collective, d’une dynamique organisationnelle, nous avons donné à la grève un usage nouveau, plus large, nous l’avons actualisée. Que signifie faire de la grève une mesure adaptée autant aux travailleuses informelles qu’aux travailleuses des coopératives ? Comment celles qui se consacrent entièrement au travail domestique et au care réussissent-elles à faire la grève alors que cela semble impossible ? Comment les syndicats se sentent à la fois interpelés, défiés et revitalisés par ce mouvement des femmes ? Pourquoi la grève est une mesure qui exprime le refus de toutes les formes d’exploitation de notre temps ? Comment la grève devient une modalité de politisation des situations de précarité ? Comment rendre compte de la multiplicité des réalités qui sont la clé d’une cartographie féministe du monde du travail ?

 

Nous redéfinissons la notion de grève pour inclure les réalités hétérogènes du travail, qu’il soit formel, informel, domestique ou reproductif, les trajectoires nomades entre les économies populaires, le chômage et les différentes formes de précarité. Nous réussissons ainsi à établir un lien entre les nouvelles formes d’exploitation et la dynamique des violences sexistes. Cela nous permet de relier des situations multiples et de mettre en relation des luttes et des intérêts très différents : des luttes contre les transnationales «néo-extractivistes» jusqu’aux conflits pour l’obtention d’un logement ; de l’invisibilisation du travail du care à la féminisation de la pauvreté. C’est aussi cette transversalité qui permet des débats fondamentaux sur un féminisme qui n’est ni libéral, ni modéré, mais qui se revendique plutôt comme un féminisme populaire-local, indigène et territorial, villero [terme qui désigne les habitant.e.s des bidonvilles] et queer, fondé sur un langage et sur des pratiques qui émergent avec force en Amérique latine.

 

 

- PEM : Quelles perspectives se dégagent en vue du 8 mars prochain ? De quelle manière les mouvements féministes argentins se positionnent-ils vis-à-vis de l’actuel gouvernement de Macri ?

 

- VG : Les assemblées que nous organisons à Buenos Aires pour préparer le 8 mars sont beaucoup plus grandes que l’année dernière. Les assemblées convoquées par NiUnaMenos réunissent plus de 1500 femmes tous les vendredis depuis début février. Et cela va continuer jusqu’à la date de la grève. En plus, des assemblées ont lieu au sein des syndicats, dans les quartiers, les universités, sur les places etc… L’assemblée du vendredi est le lieu qui permet de faire converger et d’élaborer politiquement tous les conflits du moment. On y rassemble nos forces pour proposer des mesures concrètes, on y collecte de l’argent pour les caisses de grève de certains lieux de travail, on y fait un diagnostic féministe des réformes du travail prévues par le gouvernement Macri. C’est un premier élément important : nous arriverons au 8 mars de cette année avec des assemblées réellement massives. Et cela est dû à un aspect qui me semble important : la grève n’est pas un événement mais un processus. Elle ne se réduit pas à une date, mais elle rend compte d’une organisation continue.

 

Nous, femmes, lesbiennes, travesties et trans, avons organisé la première grève sous Macri. Nous sommes en ce moment le sujet politique qui dynamise et radicalise la situation et les conflits en tenant tête à un gouvernement qui a toujours mis en place des politiques néolibérales et qui se déclare en faveur de l’impunité des génocides de la dernière dictature. À cela, j’ajoute un autre élément qui a été fondamental cette année : l’actualisation des luttes pour les droits de l’Homme à l’aide de la dynamique féministe. Au point que Nora Cortiñas, membre des Madre de Plaza de Mayo, a raconté qu’elle a aujourd’hui une lecture féministe de son expérience personnelle. Cette anecdote nous émeut, nous lie une fois de plus aux luttes exemplaires de ces femmes ; cela fait partie d’un processus plus large, où les formes historiques de production de justice populaire — qui sont en Argentine liées aux luttes des mères, grand-mères et fil.le.s de militant.e.s disparu.e.s — sont aujourd’hui actualisées et pensées aussi pour comprendre comment s’opère la justice patriarcale, le racisme et l’idéologie sécuritaire. J’ajouterai que la grève met en jeu l’intersectionnalité et la connection transnationale des luttes — et elle le fait en prenant en considération la dimension de classe : au-delà du multiculturalisme identitaire, articuler la question des violences contre les femmes et les corps féminisés avec les formes d’exploitation au travail, la violence policière, et les offensives patronales contre les ressources communes permet de redessiner les conflits sociaux.

 

 

- PEM : D’ailleurs le gouvernement de Macri a été durement contesté en décembre dernier. Qu’est-ce qui caractérise cette vague de protestation ? Est-ce que l’on voit à l’oeuvre les mêmes dynamiques de NiUnaMenos, entre auto-organisation d’en bas et institutions syndicales et de parti ?

 

- VG : En décembre on a vu dans les rues des convergences qui étaient déjà présentes depuis longtemps, mais que la conjoncture a poussées à réaffirmer de manière plus résolue. Je vois là une marque de la transversalité mise en place par le mouvement des femmes. De fait, nous affirmons que sans nous il n’y aurait pas eu de protestations dans les rues en décembre. Parce que c’est nous qui produisons un diagnostic, une dynamique de transversalité et une manière de résister et que cela permet de faire front face aux réformes prévues (notamment du travail) car cela politise tous les domaines de reproduction de la vie.

Depuis plusieurs années, il se produit une convergence entre les expériences féministes et les femmes des syndicats, les travailleuses organisées dans divers espaces… Un mélange et une intersection qui montrent un féminisme intransigeant et capable d’un point de vue politique de rassembler malgré les différences. Aujourd’hui cette convergence a gagné l’espace de la rue, a changé d’échelle et remet en question les manières de faire de la politique. Le caractère massif du mouvement des femmes a mis en tension le monde masculin verticaliste qui structure le syndicalisme grâce à des camarades : elles ont ouvert de nouveaux espaces de discussion et de démocratisation, elles ont lutté pour faire de la grève un outil politique. C’est ainsi l’affirmation, non seulement d'un mode de négociation et de pacification, mais aussi de transformation et de désobéissance. En décembre, c’est cette reconfiguration que nous avons vue en action dans la rue. Et celle-ci fut réprimée d’une manière très brutale, sous une forme de « chasse » policière qui s’inaugura, non sans hasard, pendant la marche massive du 8 mars 2017.

 

 

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