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Le Brésil, entre démocratie radicale et tournant autoritaire

29 Novembre 2018, 08:09Par Giuseppe Cocco0 commentaire

Que se passe-t-il au Brésil depuis les mobilisations de 2013 ? Pourquoi ces protestations de masse ont-elles marqué un tournant dans l’histoire récente du pays ? Existe-t-il une continuité entre les gouvernements du Parti des Travailleurs de Dilma (2010-16) et celui guidé par Temer, entre 2016 et 2018 ? Comment comprendre la prise de pouvoir de Bolsonaro ? Quels ont été les relais de sa victoire ? Et maintenant ? Quelle situation se préfigure pour le Brésil et pour le continent latino-américain ? Quelles mobilisations ont émergés au Brésil depuis l'assassinat de Marielle Franco ? Autant de questions abordées dans cet entretien par Giuseppe Cocco, militant de l'autonomie italienne dans les années 1970 et  maintenant enseignant-chercheur à l'Université fédérale de Rio de Janeiro.

 

 

- PEM : Lors d’un entretien avec Vacarme en 2016, tu es revenu sur treize années de lulisme, de la victoire du premier gouvernement de Lula en 2003 jusqu’à la crise du système politique brésilien et la prise de pouvoir de Temer. Ici, nous voudrions nous concentrer davantage sur la conjoncture récente. Que s’est-il passé au Brésil lors des mobilisations de 2013 ? Pourquoi ces protestations de masse ont-elles marqué un tournant dans l’histoire récente du Brésil ?

 

- Giuseppe Cocco : La mobilisation de Juin 2013 a changé le cours de l'histoire brésilienne parce qu’elle  a été le point de convergence d'au moins deux lignes de fuite : d'une part, les luttes du prolétariat métropolitain pour des services qui soient à la hauteur de leurs désirs et de leur production de subjectivité ; d'autre part, les luttes contre le système et ses dispositifs de domination organisés autour de différentes couches maffieuses, elles-mêmes articulées aux différents appareils d’État. Entre le 17 et le 21 juin, des millions de personnes sont descendues dans les rues de toutes les villes brésiliennes. Un événement intempestif, une accélération sans précédent : les multitudes donnaient enfin voix aux luttes de résistance et aux revendications qui circulaient de manière diffuse dans la société et dans les territoires. Toutes les doléances dont on rêvait étaient déclamées par des millions de personnes. Une gigantesque brèche démocratique s'était ouverte. Les occupations de parlements et de conseils municipaux cherchaient la transformation du moment destituant en dynamique constituante. D'autre part, la résistance à la répression policière montrait la possibilité que la spirale de violence sévissant dans les quartiers pauvres se transforme en conflit démocratique.

 

Le 17 juin, à Rio de Janeiro, des milliers de jeunes ont lancé un assaut spontané pour essayer de prendre le Parlement de cet État. De cette manière, la lutte pour l’accès à des services publics de qualité - à commencer par les transports - rejoignait et requalifiait les résistances des favelas contre les expulsions et les méga-événements, ainsi que l'indignation diffuse face à la gouvernementalité maffieuse. Après juin, toujours à Rio de Janeiro, tout cela se concrétisait, d'une part, dans les occupations du Conseil Municipal et dans la reprise de l’occupation indienne Aldeia Maracanã [1] (qui devait être expulsée pour faire place à l’aménagement du Stade pour la Coupe du Monde).

 

Dans le même temps, les grèves se multipliaient, comme la grève des enseignants du secondaire en octobre 2013, ou encore celle (autonome) des éboueurs de Rio de Janeiro en février 2014. Juin avait donc ouvert une grande brèche démocratique, traversée par au moins trois dynamiques spontanées : (1) les luttes de résistance contre les expulsions de pauvres et les méga-événements (notamment contre la Coupe du Monde) ; (2) les luttes pour la mobilité et donc la critique du modèle urbain imposé par les politiques néo-développementistes ; (3) la critique de la représentation et donc de la corruption. Il faut bien voir que la lutte contre la corruption au Brésil n'est pas une préoccupation éthique ou morale contre les malversations généralisées, mais une lutte contre le dispositif de gouvernement des pauvres. Et c'est cette dernière « ligne » de mobilisation qui, à la fois, était la plus diversifiée en termes de composition sociale et amplifiait le plus le mouvement.

 

Alors qu’à gauche, en général, on s’accordait pour dire que cette ligne était moralisante et manipulée « par les élites », c’est elle qui articulait les autres lignes sur un terrain totalement nouveau. La critique du système, de la caste politique et de la corruption portait les mobilisations à un niveau d'effectivité jamais atteint : c'est sur cette vague qu'au départ les mobilisations se radicalisaient et devenaient constituantes, mais c'est aussi sur ce thème qu'elles étaient traversées par la plus grande ambiguïté. Cette ambiguïté n'était pas du tout du côté du mouvement, mais des forces politiques, surtout de celles de la gauche. Alors qu’une multitude de sujets en lutte était pour la première fois capable de lier les revendications spécifiques (le prix des transports, l'arrêt des expulsions des pauvres, la critique des dépenses somptueuses et inutiles pour les stades et les olympiades) à la critique du système de pouvoir, la gauche (notamment le Parti des Travailleurs - PT) apparaissait non seulement comme une force qui avait dû accepter des compromis avec le système, mais aussi comme une pièce centrale de la gouvernementalité maffieuse. Ainsi, la gauche au pouvoir, le PT, a immédiatement perçu le mouvement comme une menace et, après quelques mois de paralysie, a commencé à mobiliser toutes ses forces (et c’était beaucoup de choses, après dix années de pouvoir) pour réduire cette critique et la pacifier, ce qu’elle a réussi à faire au moment de la Coupe du Monde.

 

Le résultat de la pacification du mouvement de juin 2013 est aujourd’hui sous les yeux de tout le monde. Après une période de transition qui a duré jusqu'aux élections d'octobre 2014, l'indignation sociale a repris la rue (y compris avec les « panelaços », le son des gamelles frappées aux fenêtres durant les discours de Dilma Roussef à la télévision) en 2015 et 2017. Et cette fois-ci, la lutte contre la corruption a non seulement montré toutes les responsabilités du PT, mais est également tombée dans l'escarcelle de la nouvelle extrême droite.

 

Pourquoi l'extrême droite est-elle devenue la référence de ces mobilisations plurielles et composites ? Parce que toute la gauche - y compris le PSOL [2] - a fait bloc avec Lula et le PT, et cela avec la bénédiction de la gauche progressiste occidentale. Si bien qu’au lieu d'appuyer la première grande opération de lutte contre la corruption dite Lava Jato, directement issue du mouvement de juin 2013, la gauche l'a dénoncée comme si la présence du PT dans la liste des accusés et des arrêtés était le fruit d'une persécution. Et on en arrive aujourd’hui à ce paradoxe que la plupart des jeunes qui ont essayé de prendre le parlement de Rio le 17 juin 2013 ne fêtent même pas l'arrestation récente de ses anciens fonctionnaires. Que s’est-il passé ? Une partie de ces jeunes est d’abord tombée sous le coup de la répression orchestrée par le gouvernement fédéral du PT pendant la Coupe du Monde. Une autre partie a été capturée par le récit du PT contre l’opération Lava Jato. Dans un discours prononcé à l'Université de Rio, Lula a par exemple défendu l'ancien gouverneur Cabral, figure de proue du pillage des ressources de l'État de Rio et architecte du montage policier et judiciaire qui a mené ces jeunes en prison. Les autres, enfin, c’est-à-dire la grande majorité, ne manifestent plus du tout.

 

 

- PEM : Dans le monde occidental, on dépeint 2015 comme une année noire pour tout le continent latino-américain, avec plusieurs États-nations (Argentine, Équateur, Venezuela, Uruguay, Chili) qui ont viré à droite. Les gouvernements soi-disant progressistes, qui auraient défié le golpisme militaire et la dépendance économique internationale, ont perdu le soutien des classes appauvries qui avait fait leur succès. Un discours analogue s’applique au Brésil. De ton côté, tu insistes au contraire sur la forte continuité entre les gouvernements PT de Dilma (2010-16) et la prise du pouvoir de Temer (au printemps 2016). Pourquoi ce changement ne peut-il pas être considéré comme un coup d’État ?

 

- GC : Tout d'abord, ces différents gouvernements n'ont pas du tout défié le militarisme sud-américain. Bien au contraire, ils sont tous nés de la consolidation paradoxale des démocraties post-dictatures avec les plans de stabilisation néolibérale de la fin des années 1980-1990. Les succès électoraux des gouvernements « progressistes » viennent alors plus de l'incapacité des politiques néolibérales à rencontrer un nouveau souffle que de la force de la gauche. Sans la période de stabilisation néolibérale, les nouveaux gouvernements progressistes sud-américains n'auraient pas vu le jour. C’est important de le dire, car cela permet de démystifier le débat actuel sur leur débâcle. Laissons de côté le cas vénézuélien, où il n'y pas eu aucune lutte contre le militarisme, mais un regain de celui-ci (le chavisme) - avec une rhétorique de gauche qui l'a rendu acceptable -, et essayons de nous concentrer sur le cas brésilien (avec quelques références à l'Argentine). La démocratisation au Brésil a commencé à la fin des années 1970, sous l’effet d’au moins trois déterminations : la crise matérielle du régime militaire dans la mesure où ses investissements développementistes produisaient hyperinflation et surendettement ; l'épuisement de la guerre froide (l'amorce de la nouvelle globalisation néolibérale) et donc la perte de légitimité internationale des militaires ; et enfin le cycle de luttes ouvrières dans la périphérie de São Paulo (d'où viennent Lula et le PT).

 

C’est ce dernier cycle de luttes autonomes des ouvriers fordistes, avec les mouvements populaires des favelas de toutes les villes brésiliennes qui fournissent à l’époque le véritable contenu du processus de démocratisation. Et c’est cela qui a manqué en Argentine où le trauma de la répression est encore très présent au début des années 1980, et beaucoup plus violent et diffus socialement.

 

À la fin de la décennie, contrairement à l'Argentine où la politique reste entre les mains du péronisme et du radicalisme, l'autonomie ouvrière de São Paulo, avec l'appui de l'église catholique et des militants de gauche amnistiés, réussit à fédérer les mouvements sociaux et de vastes secteurs de la société civile autour du Parti des Travailleurs, fondé en 1980 [3].

 

Après vingt années dans l’opposition, Lula et le PT gagneront leur premier mandat en 2002 et leur politique économique sera en parfaite continuité avec celle des néolibéraux et cela jusqu’en 2007 [4]. Paradoxalement, c’est en s’appuyant sur cette orthodoxie néolibérale et la stabilisation du cours de la monnaie qu’elle a rendue possible, que le Brésil a su retrouver sous Lula une dynamique de croissance (autour de 4%) et développer certaines politiques sociales : la valorisation du salaire minimum et une allocation monétaire pour les plus pauvres (Programma Bolsa Família). Après la crise de 2007-08 et surtout avec Dilma Roussef, c'est le développementisme, et l'idée que la monnaie est le fruit de la croissance qui reprennent le dessus : les programmes sociaux stagnent, alors que les très grands projets de la dictature militaire sont repris (barrages, stades, raffineries et des fleuves d'argent pour les très grandes entreprises, les soit-disant global players). Le résultat sera nul en termes de frein à la désindustrialisation et, dès 2010, il provoquera le retour de l'inflation, de taux de croissance anémiques et de taux d’intérêts très élevés. A partir du deuxième trimestre 2014, l’économie entre en pleine récession et entraîne une perte de 10% du PIB par habitant, processus qui se prolongera jusqu'au premier trimestre 2017. C’est la plus grave crise économique de l'histoire du pays.

 

A cet égard, il faut ajouter une remarque : beaucoup de démagogie et de confusion sont entretenues sur la « diminution » de l'inégalité pendant les gouvernements PT. Tout d'abord, la diminution de l'inégalité - bien que réelle - a été très faible et totalement en-deçà d’un véritable changement structurel de la stratification sociale brésilienne. On peut rappeler par exemple que Dilma a opposé son veto à la promulgation d'une loi (élaborée par un sénateur PT) sur la revalorisation du seuil de pauvreté. En tout cas, après le premier mandat de Lula, les transferts sociaux (en argent) se sont dirigés de plus en plus vers les grandes entreprises : en 15 ans, 4.000 milliards de Réaux, soit plus de deux fois le PIB annuel. La Banque Nationale de Développement a prêté 1.200 milliards de Réaux en 10 ans (l’équivalent d’un an de PIB). Dans le même temps, et malgré des hausses importantes, les dépenses liées aux différents programmes sociaux n’ont jamais dépassé 1% du PIB. On voit donc bien quelles étaient les priorités et il est ici tout à fait curieux d'examiner le raisonnement des économistes de gauche - y compris les gauchistes. Quand ces politiques qui ont formé le lulisme émergeaient, ils les critiquaient en disant qu'elles étaient néolibérales (ce qui est vrai). Maintenant qu'elles sont mortes, ils en font l'apologie. La faible diminution de l'inégalité et la formation d'une nouvelle couche sociale de pauvres appelée nova classe média, ne sauraient faire de Lula et du PT des saints intouchables, ni non plus les quelques courbes statistiques qui permettent aux économistes de mener une critique aussi radicale que vide du néolibéralisme... Ce qui compte, ce n'est pas du tout la définition d'une politique publique et encore moins le débat « nominaliste » sur son cadre théorico-politique. Le point essentiel est de savoir si ces mesures politiques reconnaissent et amplifient les luttes des pauvres. En juin 2013, les luttes des pauvres ont montré tous les aspects positifs de ces petits changements, mais Lula et le PT (et Dilma, bien sûr) ont montré que ce qui les intéressait n'était pas du tout ce changement au niveau du désir et des besoins des pauvres, mais les pactes maffieux avec les grandes entreprises du BTP, de l’agrobusiness, du Pétrole, de l'automobile et des grands barrages. Et c’est cette situation qui ouvre aujourd’hui le chemin au retour du militarisme.

 

Pour revenir à votre question, je ne dirais donc pas que 2015 a été une « année noire » pour l'Amérique du Sud. La chute ou le déclin des gouvernements dits progressistes n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. Tout d'abord, cela aurait pu entraîner une simple alternance démocratique (en Argentine, au Chili ou en Équateur). Dans le cas du Venezuela, le problème n'est pas la « chute », mais la permanence du gouvernement chaviste avec des conséquences catastrophiques pour la population, surtout la plus pauvre.

 

Ici, encore une fois, il faut se prémunir des analyses de la gauche, y compris libertaire, qui ont en commun d’abandonner l’analyse matérielle et le point de vue des luttes au profit de ses propres projections et idéalisations (les fameux « laboratoires » de la gauche). Le socle commun de ces projections est de maintenir la thèse d’un cycle progressiste en amérique latine, soit en niant l’échec des politiques économiques des différents gouvernements, soit en l’attribuant à quelques explications transcendantes, à un quelconque dehors : en vrac, la crise externe, la chute du cours des matières premières ou carrément l’impérialisme et la CIA. On arrive à mobiliser ces arguments stupides pour des régimes qui ont gouverné le continent tout au long des 14 ou même des 20 dernières années. Il faut vraiment insister là-dessus. La crise externe, le cours des matières premières et la CIA, existent bien sûr ! Mais cela ne signifie pas du tout qu'ils expliquent tout ce qu’il s'est passé et tout ce qu’il se passe ! Premièrement, quand c'était le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso qui expliquait la crise brésilienne par l’impact de la crise russe et coréenne (en 1997), le PT se refusait à le dédouaner et l'accusait justement d'être prisonnier de l'orthodoxie néolibérale. Aujourd'hui, même le gouvernement néolibéral de Macri en Argentine essaye d'expliquer son échec par des raisons externes et ce n'est pas pour cela que le kirchnerisme et la gauche ne le critiquent pas. Le fait est que ces gouvernements sont au pouvoir depuis plus de 15 ans. Au Venezuela, c’est 20 ans de régime (la même durée que la dictature brésilienne, 1964-1984). La crise brésilienne a commencé avant la chute du prix des matières premières, de la même manière que l’économie vénézuélienne s’est effondrée avant la chute du prix du pétrole. La récession brésilienne est totalement brésilienne, endogène à la tentative de sortir du néolibéralisme par le raccourci néodéveloppementiste et autoritaire (voire maffieux) et c'est pour cela qu'elle était annoncée par les analyses économiques les plus différentes depuis 2011 et par les mobilisations de juin 2013. La chute des prix des matières premières n’a pas été prévue par le PT et son modèle économique a été totalement incapable de lui faire face.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? Que la gauche dans son ensemble refuse d’appréhender le fiasco qu’ont été les différentes tentatives pour revenir en arrière ou construire un dehors, et ne prend donc au sérieux ni la critique du « socialisme réel », ni celle du néo-développementisme. À ces deux « vices », il faut en ajouter un troisième : la tolérance vis-à-vis de l’incroyable tendance des gouvernements de gauche à faire de leurs présidents des figures irremplaçables et continuellement réélues, y compris au prix de changements constitutionnels annonçant des virages ouvertement autoritaires, comme celui qui a eu lieu dans la tragédie vénézuélienne ou qui apparaît également en Bolivie.

 

Il faut donc opposer à tout cela une autre manière d’appréhender la rupture du cycle en Amérique latine. Elle commence par le fait de constater l’inanité théorique et politique des gouvernements et des partis politiques qui en ont été les protagonistes dans les différents pays. Leur inanité est directement proportionnelle à l'incapacité de la gauche « globale » à proposer une alternative économique au néolibéralisme. Contrairement à tout ce qui a été écrit sur les innovations dont le « laboratoire Amérique Latine » devait être le théâtre, tous les gouvernements ont fini par mettre en place des politiques néo-développementistes, avec quatre conséquences : la multiplication des conflits liés aux luttes indigènes, à l’environnement et à la terre ; l’amplification des flux de ressources capturés par les gigantesques réseaux de corruption ; la destruction de la précaire stabilité macro-économique héritée des plans néolibéraux ; pour finir, la cooptation des mouvements sociaux organisés, réduits à l’état de fonctionnaires de l'administration publique.

 

Les gouvernements se sont donc épuisés socialement, politiquement et économiquement et il était parfaitement prévisible qu’ils rencontrent des difficultés croissantes et finissent par perdre les élections. Il aurait dû être normal aussi que de nouvelles forces de gauche ou progressistes voient le jour, mais pas du tout : le virage autoritaire sur le plan économique a été rapidement suivi ou même accompagné par le virage autoritaire sur le plan politique. Pour savoir que le gouvernement de Cristina Kirchner allait tomber, il suffisait de circuler dans les rues de Buenos Aires et voir qu’il ne disposait plus de confiance et que le cours officiel de la monnaie était tout à fait artificiel. Au Brésil, dès 2012, on avait la même sensation : les fleuves d’argent que les politiques néo-développementistes distribuaient aux très grandes industries et groupes du BTP n’avaient aucun effet sur la croissance, mais se traduisaient en inflation des prix et des actifs immobiliers, avec comme conséquence l’approfondissement de la hiérarchisation urbaine. L’insurrection de juin 2013 a été la réponse à cette dérive et une véritable possibilité de changement en direction d’une mobilisation démocratique de la société.

 

On l’a dit, le PT a au contraire réussi à pacifier le mouvement de juin 2013 et à forcer la réélection de Dilma en 2014. Les lectures idéologiques et arrogantes de la part de la nomenklatura no-global interprétaient cette réélection comme un succès, les analyses de ceux qui disaient que c’était une victoire à la Pyrrhus étaient classées comme des « récits fantaisistes ». Dès le lendemain, des milliers de personnes protestaient à São Paulo. Entre 2015 et 2016, c’étaient des millions qui demandaient la tête de Dilma et protestaient contre les politiques d’austérité mises en place par Dilma et le PT... Tout cela dans le cadre d’une récession très violente (-10% du PIB par tête d’habitant), de l’augmentation exponentielle de la violence civile, de la faillite de plusieurs États fédérés (parmi lesquels Rio de Janeiro qui pendant un an n’a pas payé de manière régulière ses fonctionnaires : médecins, policiers, magistrats, enseignants, professeurs) et des scandales qui montraient que les élections avaient été gagnées sur la base non seulement de l’abus de pouvoir politique, mais d'une corruption gigantesque qui – pour le seul cas de l’entreprise pétrochimique d’État Petrobras – a coûté plusieurs milliards de dollars.

 

L’impeachment [5] de Dilma était inévitable et avait trois objectifs : éviter l'écroulement total de l'économie nationale, faire face aux magistrats qui conduisaient les opérations anti-corruption et enfin permettre à Lula d’organiser sa défense, de reprendre le contrôle du PT et du projet électoral pour 2018. Le PT avait besoin de se présenter comme victime et de faire apparaître la chute de Dilma comme un coup d'État. La victimisation devait permettre à la fois de jeter sur le compte de Temer et des « putschistes » les responsabilités de l'austérité et de la crise, tout en donnant une consistance narrative aux théories du complot et de la persécution comme seules justifications face aux incroyables scandales de corruption. Non seulement l'impeachment a eu lieu dans les conditions prévues par la constitution, mais politiquement, il a sûrement été une opération de réorganisation interne du pacte entre le PT de Lula et le PMDB [6] de Temer.

 

 

- PEM : Revenons au présent. Comment en est-on arrivé à la prise du pouvoir de la part de Bolsonaro ? Quels ont été les relais de sa victoire ?

 

- GC : Pour le dire assez simplement : la victoire de Bolsonaro est le fruit de la résilience du PT.

 

En même temps que Lula maintenait sa candidature depuis sa cellule de prison, au moins six candidats modérés se disputaient la deuxième place pour pouvoir ensuite obtenir, à travers le ballotage, une victoire à la Macron contre le candidat de l'extrême droite qui apparaissait toujours en tête avec un peu plus de 20% des intentions de vote. Tout semblait relativement sous contrôle. Mais le coup de couteau reçu par Bolsonaro le 7 septembre dernier allait bouleverser le scénario. Plus que la violence, ce furent les images des milliers de jeunes portant en triomphe leur candidat en l'appelant « Mythe ! Mythe ! » qui étonnaient et révélaient ce que la grande presse ne montrait pas : la candidature d'extrême droite était portée par un véritable mouvement.

 

Puis, un autre choc : peu après son officialisation en tant que remplaçant de Lula - interdit de candidature par la justice - Fernando Haddad a commencé à monter dans tous les sondages en indiquant qu’il était le candidat du ballotage contre l'extrême droite. Tout semblait rentrer dans l'ordre et dans les plans de Lula, mais en fait ce n'était pas le cas : Lula n’apportait pas seulement les voix des régions les plus pauvres et délaissées du Nord-Est brésilien, mais aussi sa lourde responsabilité politique pour la crise économique et pour l’incroyable série de scandales de corruption. La gauche en général a décidé de relativiser la question de la corruption en ces termes: « tout le monde est corrompu, donc pourquoi cet acharnement avec le pauvre Lula et le PT ? ». Pour eux, c’était un épiphénomène, un détail ! Ils ont pourtant bien quitté pour une fois leur cabinet pour manifester dans la rue leur l'indignation après la disparition de Marielle Franco, assassinée précisément par ces réseaux maffieux de la corruption systémique (7)... Mais relativiser ou non la corruption est une question de lutte, de capacité à faire de ce combat une critique éthique des rapports de domination. La montée du fascisme (en général et au Brésil particulièrement) n'est pas l'avènement inéluctable de la horde des marcheurs blancs, mais une des manifestations du conflit social et politique dans la crise de gouvernance de la globalisation. Avoir laissé le thème de la corruption - parce que le PT s'en est mis plein les poches - dans les mains des fascistes n'est pas du tout secondaire. Et encore moins secondaire, qu'une forte majorité des électeurs pensent que la victoire de Bolsonaro est une manière de lutter contre l’un des dispositifs de domination au Brésil. 

 

Avant le premier tour, au fur et à mesure que les candidatures modérées s’essouflaient (particulièrement Marina Silva (8) qui occupait la deuxième position), les intentions de vote pour Bolsonaro ont augmenté de manière plus que proportionnelle. Au Brésil, il n’y a donc pas eu d’effet Macron parce que le PT de Lula s’est avéré incapable de rassembler les démocrates, même devant la menace d’un candidat ouvertement raciste, homophobe et misogyne. La montée du PT a tout simplement rendu acceptable un candidat qui jusque-là effrayait. Pour contrer la possibilité d'un cinquième mandat de la part du PT, même l'extrême droite est apparue comme une solution : la majorité des électeurs ont refusé que le PT se fasse « juge des torts qu’il (avait) causés » (9). Le soutien du PT et de tous les partis de la gauche brésilienne à Maduro (et pas seulement à Chavez) a amplifié ces difficultés.

 

La présence du PT dans le ballottage a réussi l'incroyable prouesse de dédouaner Bolsonaro. Si le PT l’emportait, cela aurait été le 5ème  mandat présidentiel de suite et cela après quatre années de crise économique, de violences, de scandales, etc. Bolsonaro est donc devenu acceptable à cause du PT ! Ça fait quatre années que certains essaient de dire que la défense du PT face à l’indéfendable (la corruption généralisée, la crise, la violence) amènerait toute la gauche dans le même trou et nous y voilà : non seulement la gauche, mais le pays tout entier ! Lorsqu’on prend en considération la distribution géographique des voix, il est frappant de voir que le PT a réussi à s’imposer pour aller au ballottage grâce au contrôle des régions les plus pauvres du pays, notamment de l’intérieur du Nordeste (le Sertão), alors que le Sud-est et le Sud (do you remember Porto Alegre ?) ont plébiscité l’extrême droite (à 60 ou même 70%).

 

Il faut voir que Bolsonaro n'a pas bénéficié d’une structure de parti, ni d'argent public ou de temps gratuit de télévision pour atteindre son succès. Sa victoire a toutes les dimensions d'un vote d'indignation pour quelqu'un qui a été capable d'apparaître comme anti-système. Devant l'incapacité de Marina Silva à radicaliser son discours et le manque de crédibilité du centre-droite (lui-même pris dans les opérations contre la corruption), Bolsonaro est apparu comme une sorte de « troisième voie ».  

 

Mais Bolsonaro n’est pas seulement un phénomène électoral et pas non plus une candidature totalement spontanée et désorganisée. On peut essayer de cerner les dimensions plus structurées de son succès à au moins trois niveaux : (1) la composition du vote ; (2) ses positions au long des quatre dernières années (2014-2018) ; et (3) l’impact de la vague globale de la nouvelle extrême droite.

 

(1) La composition du vote pour l’extrême droite, comme nous l’avons dit, est concentrée dans les régions les plus riches du Sud et du Sud-Est, dans les couches sociales les plus riches et ce qu’on appelle au Brésil les « nouvelles » classes moyennes. C’est un peu le socle dur de la candidature, auquel se rajoute le vote corporatif des militaires et des policiers, ainsi que l'appui des secteurs importants de l'évangélisme. Au Brésil, le fascisme s'impose donc comme « solution » électorale par un phénomène semblable à d'autres élections (Trump, Brexit), mais d’une certaine façon à l'envers. Alors que dans les pays du nord, les couches moyennes déclassées sont une composante du vote « populiste », ici ce sont les classes moyennes émergentes qui d’une part, revendiquent des services publics de meilleure qualité et, d'autre part, sentent leurs maigres conquêtes sociales menacées par la corruption, la violence et la récession.

 

(2) Bolsonaro et son entourage ont su capitaliser le déclin du PT dès le lendemain de la réélection de Dilma Roussef : au fur et à mesure que le PT réussissait à interdire à la gauche et aux mouvements organisés de se joindre à l’indignation généralisée, c’est l’extrême droite qui trouvait l'espace totalement libéré pour traverser les grandes manifestations pour l’impeachment de Dilma, via notamment l’occupation des réseaux sociaux. Il y a clairement eu pas mal d’investissements pour monter ces réseaux (les trois les plus connus ont été le MBL, le Vemprarua et Revoltados OnLine) et très probablement de la part de groupes d’entreprises et fonds d’investissement qui ont vu dans ce mouvement la possibilité d’une sortie ordonnée du chaos provoqué à la fois par la crise, la violence et les scandales de corruption à répétition. Dès le départ, le pari a été double : la chute du PT et l’intervention militaire. Le thème de l’intervention militaire semblait en revenir à une sorte de golpisme, mais en réalité il a fini par construire un imaginaire autour de la figure du candidat Bolsonaro (un capitaine de réserve de l’armée) ainsi qu’à répondre à une demande croissante et désespérée de sécurité face à l’explosion d’une violence déjà hors de contrôle et ayant dépassé toutes les limites.

 

(3) La candidature de Bolsonaro s'est ensuite connectée à la vague globale du néo-souverainisme et cela par deux mécanismes : d'une part, en important les techniques de propagande dans les réseaux sociaux (notamment via whatsapp), mais aussi celles des guerres culturelles, avec la présence des évangélistes et de secteurs d’ultra droite du sionisme.

 

 

- PEM : Et maintenant ? Quelle situation se préfigure-t-il au Brésil et dans tout le continent latino-américain ? Et, plus largement, quelles peuvent être les conséquences sur le plan géoéconomique et géopolitique ?

 

- BC : Il est évident que cela va avoir un impact continental, tout particulièrement sur la situation du Venezuela qui est déjà très grave. Au départ, il est probable qu’il y ait un changement de politique sur les réfugiés et une articulation plus importante avec les pays voisins pour faire face à cette crise. Le pays le plus touché est la Colombie qui abrite déjà plus d’un million de réfugiés dans des conditions très dures. Il est donc très probable que le Brésil mette en place des mesures de contention du flux de réfugiés (il y en a 70 000 au Brésil) et de négociation avec le Venezuela. Il peut y avoir aussi un rapprochement plus important avec les États-Unis, notamment sur la crise du Venezuela. La question est de voir ce qu’il va se passer avec l’effondrement du régime et de la société vénézuélienne. Deux des généraux qui composeront le gouvernement de Bolsonaro ont commandé la mission de paix des Nations Unis en Haïti et en Angola…

 

Curieusement, Bolsonaro arrive au pouvoir avec une forte critique de la diplomatie idéologique que le PT aurait menée, mais il se peut qu’il en mette en place une diplomatie tout aussi idéologisée, mais à l'envers. Par exemple, Bolsonaro a plusieurs fois déclaré qu'il suivra Trump sur la question du transfert de l’Ambassade brésilienne à Jérusalem et cela pourra avoir des conséquences dans les échanges avec certains pays arabes qui sont grands importateurs de viande brésilienne. Ces déclarations de Bolsonaro ont déjà causé des problèmes avec l’Égypte. 

 

Par ailleurs, le futur super ministre de l’économie (Paulo Guedes) a déjà fait une déclaration sur le Mercosur (le marché commun latino-américain) qui a laissé toute la presse et les exportateurs brésiliens très préoccupés. Mais ce qui préoccupe le plus ce sont les déclarations de Bolsonaro à propos de la Chine pendant sa campagne électorale et après. Le niveau de dépendance du Brésil face à la Chine est beaucoup trop important pour qu’il puisse se permettre d’imiter Trump et ouvrir une guerre commerciale. Il faudra donc voir si Bolsonaro maintient ses déclarations belliqueuses ou bien s’il change le ton. De toute manière, il préoccupe tout le monde. L’évocation du futur ministre des relations extérieures (un jeune diplomate qui s'est distingué par son apologie de Trump) sème déjà la panique dans la grande presse et parmi les exportateurs.

 

- PEM : Encore un point sur les luttes, car les manifestations de résistance continuent de s’exprimer au Brésil. Tu y as fait allusion, en mai 2018, presque 2 millions de travailleurs (notamment des autoroutes et du secteur des transports) sont descendus dans les rues, en donnant lieu à une des plus grandes grèves de la logistique. Pour conclure, pourrais-tu revenir sur les mobilisations qui ont récemment émergé au Brésil, depuis l’assassinat de Marielle Franco jusqu’à aujourd’hui ?

 

- BC : Il est trop tôt pour faire le bilan des luttes et des résistances et on peut prévoir que ce sera particulièrement dur et difficile pour les conflits agraires et environnementaux, notamment sur les questions indigènes. En ce qui concerne l’assassinat de Marielle Franco, on a deux éléments d’évaluation assez contrastés et totalement contradictoires. D’une part, le parti de Marielle (le PSOL) a réussi à élire quatre femmes qui lui sont proches à Rio de Janeiro : une députée fédérale et trois députées au parlement de l’État de Rio de Janeiro. D’autre part, le nouveau gouverneur élu de Rio, un ancien juge qui était totalement inconnu avant le premier tour et qui a été appuyé par un des fils de Bolsonaro et par les églises évangélistes, a participé à une manifestation où des candidats d’extrême droite ont détruit publiquement la plaque de rue qui avait été affichée en mémoire de Marielle. Pour finir, le ministre de l’intérieur (du gouvernement Temer) vient d’ouvrir, sur demande de la Procureure Générale, une enquête de la Police Fédérale sur la Police Civile de Rio, accusée de saboter l’enquête. Pour compliquer encore un peu plus le cadre, il faut voir que le PSOL a mélangé dans les manifestations la demande de justice pour Marielle avec la demande de liberté pour l’ancien président Lula. Or, ce dernier a toujours défendu l’alliance avec les réseaux maffieux qui gouvernaient Rio de Janeiro et qui sont clairement impliqués dans l’assassinat et dans le détournement des enquêtes. Enfin, Bolsonaro vient de réussir un grand coup, qui augmente de manière exponentielle sa popularité et légitimité, avec l’arrivée du juge Sergio Moro comme « super » Ministre de la Justice. Le PT crie à la politisation du juge qui a mené les enquêtes qui ont porté Lula en prison. Mais il y a une autre lecture possible, plus compliquée : ce n’est pas la politisation du juge qui a lieu (ou est explicitée), mais une tentative de monter un gouvernement qui puisse s'épargner tous les marchandages nécessaires pour que les partis représentés au Parlement acceptent de voter ses réformes. Ce « marchandage » est le dispositif qui alimente la corruption et les réseaux maffieux à tous les niveaux, y compris ceux qui, à Rio de Janeiro, sont certainement impliqués dans l'assassinat de Marielle. Les lignes de conflit sont donc transversales et très complexes.

 

En ce qui concerne la lutte des camionneurs, on y trouve tous les éléments que les sciences sociales et la critique de l’économie politique post-opéraiste ont indiqué ces 20 ou 30 dernières années : le rôle de la circulation et donc des externalités dans le capitalisme cognitif ; la dimension logistique de la production qui connecte les métropoles globales ; l’endettement généralisé perçu non pas comme une question morale, mais comme l’intégration des rapports de débit et de crédit qui se substituent au rapport salarial (les camionneurs propriétaires de leur camion). Et voilà donc la situation des camionneurs brésiliens : ceux qui ont acheté à crédit (grâce aux subsides du gouvernement Dilma) leur moyen de travail (le camion), doivent faire face non seulement à l’augmentation du prix du Diesel et à son oscillation quotidienne (en fonction des décisions de Petrobras et des cours internationaux), et ne peuvent en aucun cas reporter ces variations sur le coût du fret à cause de la dépression économique. La situation est telle que la plupart d’entre eux, surtout ceux qui sont propriétaires de leur camion, doivent payer (le diesel et les versements du crédit) pour travailler.

 

Une grève sauvage a donc éclaté dans ce contexte, la goutte de trop ayant été la politique des prix du carburant pratiquée par Petrobras, avec des variations quotidiennes des cours. Le mouvement a utilisés les réseaux sociaux, notamment whatsapp, pour organiser l’arrêt et la concentration de millions de camions sur les autoroutes et les routes de tout le pays – véritable exploit étant donnée l’échelle continentale du pays – sans parvenir à les bloquer totalement. Lorsque le ravitaillement des villes a commencé à entrer en crise – notamment à cause des blocages des raffineries et donc de l’épuisement de la gazoline aux pompes – le gouvernement a annoncé un accord avec les syndicats de camionneurs et accusé les entreprises de transport de lock-out. La plupart de la gauche a assumé la même position. Mais les camionneurs ont continué leur grève sauvage, et surtout les « autonomes », c’est-à-dire les propriétaires de leur camion. Elle s’est poursuivie ainsi jusqu’à ce que le gouverneur de São Paulo réussisse à établir de nouveaux contacts et de nouvelles négociations très favorables aux revendications du mouvement sur le prix de la gazoline et les tarifs du fret. La grève a fini par faire tomber le président de Petrobras, qui avait été l’architecte du renflouement du groupe, surendetté et en quasi faillite, après sa mise en coupe réglée par la corruption. Que disaient-ils les camionneurs ? « Nous n’avons pas volé, cette crise n’est pas la nôtre » ! En même temps, la seule présence politique dans la grève était celle de l’extrême droite,  sous deux dimensions. C’est la seule force qui s’était solidarisée dès départ avec les grévistes. D’autre part, elle seule répondait à une revendication politique présente sur les piquets de grève : l’intervention des militaires pour destituer le gouvernement Temer.

 

D’un côté, donc, la gauche engagée dans la campagne de libération de Lula (et, malgré la rhétorique anti-Temer, totalement en ligne avec les tentatives de ce dernier de réduire les opérations contre la corruption) ; de l’autre côté, les camionneurs qui justement pensent que Lula est responsable de la quasi-faillite de Petrobras et donc aussi de l’addition que la caste leur fait payer pour l’assainissement de la firme. On a donc ici une clé d’explication du résultat des élections et du plébiscite (60 à 70%) que Bolsonaro a reçu dans les régions les plus productives et avancées du pays. 

 

La situation est donc assez compliquée, puisque nous avons devant nous une gauche totalement paralysée en même temps qu’un vrai mouvement fasciste, capable d’offrir à l’indignation sociale diffuse une réponse réelle. On peut, pour terminer, envisager quatre chantiers d’enquête. Le premier est celui sur la crise de la notion-même de « gauche ». Ici, il y a urgence à actualiser les réflexions sur le stalinisme face aux dérives des gouvernements et à l’interdiction de la critique que la nomenklatura no-global impose. Le deuxième chantier concerne l’échec des tentatives de sortie du néolibéralisme : il n’y a pas de déconnexion possible ou, mieux, la seule qui existe est réactionnaire. Le troisième axe de réflexion porte sur les contradictions internes au gouvernement Bolsonaro, notamment entre son âme militariste et étatique et son compromis électoral ultra-libéral. Ces contradictions pourront rejoindre et amplifier celles qui se produiront sur le front sécuritaire : non seulement parce que les promesses de «  solution » seront difficilement maintenues, mais parce que la dimension maffieuse du pouvoir pourra apparaître comme une contradiction interne à la base de la nouvelle majorité, de même que l’insertion du juge Moro (celui de l’opération Lava Jato) pourra être source de pas mal de conflits difficiles à résoudre.

 

-

[1] Aldeia Maracanã est le nom qui a été donné à l'occupation de l'immeuble de l'ancien Museu do Indio (Musée de l'indien) par un groupe d'indiens de différentes ethnies. L'occupation devait être délogée et l'immeuble démoli pour faire place à un parking pour le stade Maracanã et la Coupe du Monde. La résistance de ce squat - en mars 2013 - a été une des anticipations du grand mouvement de juin 2013 qui a réussi à stopper la démolition de l’immeuble.

[2] Le Parti socialisme et liberté est un parti politique brésilien fondé en 2004 par une scission de l'aile gauche du Parti des travailleurs. Il est rejoint par de nombreux intellectuels et militants de gauche ainsi que par plusieurs courants de l'extrême gauche brésilienne.

[3] En 1989, le PT gagne les élections à la mairie de São Paulo, avec Luiza Erundina, et perd de justesse le ballotage pour la présidentielle entre Lula et Fernando Collor de Mello.

[4] L'équipe du ministère de l'économie était formée par des théoriciens néoliberaux très importants, à commencer par Marcos Lisboa. La Banque Centrale était présidée par l'ancien président de la Boston Bank et actuel Ministre de l'économie de Temer, Fernando Meireilles.

[5] La destitution de Dilma Roussef selon la procédure constitutionnelle de l'impeachment a eu lieu en août 2016 et a mené au pouvoir le vice-président, Michel Temer. Le PT a dénoncé l'opération comme étant un « coup d'état » médiatique et parlementaire. Depuis la première élection directe (en 1989), c'est la deuxième fois que ce dispositif est utilisé. La première fois, en 1989, ce fut avec le premier président élu au suffrage universel Fernando Collor, qui a été destitué en décembre 1992. L'impeachment de Dilma était prévisible dès sa réélection (en octobre 2014), comme moi-même et Bruno Cava l'avons écrit en novembre 2014.

[6] Le PMDB est un parti du « centre » qui avait une très grande base parlementaire et a participé à presque tous les gouvernements fédéraux brésiliens, dès la transition démocratique des années 1980. Notamment, il a participé aux gouvernements néolibéraux de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), aussi bien qu'au deuxième gouvernement Lula (2007-2010) et aux deux gouvernements Dilma (2011-2014 et 2015-2016). Michel Temer était le vice-président de Dilma dès 2011.

[7] Sur Marielle Franco, cf. l'article de lundi.matin.

[8] Marina Silva, ancienne militante des luttes dans la forêt avec Chico Mendes, puis fondatrice du PT, ministre de l'environnement de Lula pour deux fois, a quitté le gouvernement et le PT en 2007 à cause des divergences avec l'inflexion néo-développementiste de Lula et de sa ministre Dilma. Elle s'est présentée aux élections présidentielles de 2010 (20% de voix) et de 2014 (21%). En 2018, elle n'a totalisé que 1% des voix.

[9]  Thucydide, La guerre du Péloponnèse, La Pléiade, Paris, p. 717.

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