Plateforme d'Enquêtes Militantes

Métamorphoses de la critique de l'Université dans le Mai étudiant toulousain.

17 Novembre 2017Par Pierre-Ulysse Barranque 0 commentaire

Alors que les différents organes du pouvoir ont rendu publiques leurs hésitations quant à la meilleure façon de récupérer mai 68 à l’occasion de son prochain cinquantenaire, il paraît urgent de se réapproprier irrévérencieusement l’héritage de cet évenement. Une des facettes de cette démarche consiste à déparisianiser Mai 68 : non pas dans le but d'atteindre quelque exhaustivité scientifique, mais pour se défaire de la référence exclusive aux mythes de la « nuit des barricades » et de l’occupation des « grands » établissements du Quartier latin. Déparisianiser, c’est donc ici, surtout, s’ouvrir à la prise en considération des autres pratiques politiques qui ont pu se manifester au sein de toute la France. Ainsi, à Toulouse, c’est une mutation du rapport à l’université qui est notamment au coeur du mouvement étudiant, comme le montre Pierre-Ulysse Barranque : de la critique estudiantine à la critique de l’étudiant.e, qui ouvre en définitive sur l’expérimentation de nouvelles formes de production de savoirs.

 

A l’heure où l’on peut constater avec certitude que les tendances à la formation de l'étudiant.e-masse et de l'Université Productive se sont réalisées, tandis qu’un nouveau pas en avant dans la privatisation du savoir s’apprête à être fait avec le projet d'instauration de la sélection à l'entrée dans l'Université, nous espérons qu’un tel exemple puisse nourrir la volonté diffuse de création de contre-institutions pédagogiques qui s’est récemment manifestée au cours des mobilisations étudiantes.

 

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L'occupation du Capitole en mai 68, le drapeau rouge et le drapeau noir remplaçant le drapeau français. Source : La Dépêche du Midi, 26 mai 1968.

 

Naissance de la lutte étudiante à Toulouse (fin Avril/fin Mai 1968)

 

À l’instar du mouvement de Nanterre, qui sera une référence permanente pour les étudiant.e.s toulousain.e.s, le Mai 68 étudiant à Toulouse est en avance sur le reste de la France, puisque celui-ci commence dès le mois d’Avril. En effet, le groupe politique auquel nous faisons référence s’appelle le Mouvement du 25 Avril [1]. Son nom s’inspire bien sûr du Mouvement du 22 Mars de Nanterre. Comme dans le mouvement nanterrois, cette organisation est un mouvement politique spontané, idéologiquement assez vaste, et composé d’une mosaïque d’influences théoriques et politiques, toutes à la gauche du PCF. Si le contenu idéologique de ce mouvement est assez souple, certaines caractéristiques invariantes peuvent nous permettre de le qualifier d’une façon plus positive. Le Mouvement du 25 Avril s’organise à partir des assemblées étudiantes, il partage l’essentiel de ses pratiques de luttes entre des pratiques de démocratie directe en assemblées, ainsi que des manifestations et des occupations dans l’Université [2]. Indépendant des grands partis politiques parlementaires et des principaux  syndicats ouvriers, le Mouvement du 25 Avril défend des positions communistes et libertaires. Pour ce qui concerne le type d’écriture de ce mouvement, il est manifeste que le projet politique égalitaire de ce groupe privilégie les écritures collectives. Les différents textes ne sont jamais signés par des auteur.trice.s individuel.le.s, mais par une signature collective du Mouvement du 25 Avril [3], voire par les différentes sections de ce mouvement dans les différents départements de l’Université de Lettres (section du département d’Histoire, de Géographie, etc.). Le caractère collectif de l’écriture se retrouve non seulement dans la revendication politique du texte, mais également dans le contenu. Jamais un membre de ce mouvement n’est nommément cité. Le sujet des pratiques politiques ne sont jamais ici des individus, ou des responsables politiques, mais le collectif lui-même.

 

Remarquons que le Mouvement du 25 Avril apparaît à la suite de la manifestation du 23 Avril à Toulouse en solidarité avec Rudi Dutschke, le leader du SDS [4] allemand, qui a été victime d’un attentat le 11 Avril. Il est tout à fait important de noter que les étudiant.e.s toulousain.e.s se réunissent en défense du leader du mouvement étudiant d’outre-Rhin, car cela démontre non seulement le caractère spontanément internationaliste de ce groupe, mais également que la subjectivité étudiante est au cœur du mouvement toulousain dès ses origines. C’est en tant qu’étudiant.e.s engagé.e.s que les étudiant.e.s toulousain.e.s soutiennent Dutschke, enterrant par là même la mémoire de la génération précédente issue de la Guerre, son nationalisme et son aversion pour l’Allemagne (nous connaissons les propos de Georges Marchais au mois de Mai contre « l’anarchiste allemand » Daniel Cohn-Bendit). À la différence d’autres luttes étudiantes en France, la subjectivité politique étudiante est ici une figure autonome, alliée certes à la classe ouvrière, mais qui n’est pas réductible au mouvement ouvrier. La subjectivité étudiante est alors pensée par les étudiant.e.s toulousain.e.s comme une figure politique propre, avec ses problématiques propres à la condition estudiantine. Ce positionnement politique autonome des étudiant.e.s toulousain.e.s, que nous trouvons dès l’événement fondateur du 23 Avril, sera une constante dans le mouvement toulousain, et surdéterminera l’engagement étudiant toulousain dans ses différentes évolutions.

 

Du fait même de ce positionnement autonome des étudiant.e.s, l’objet de leur lutte va être immédiatement la question universitaire elle-même, et les amphithéâtres toulousains vont devenir l’espace de politisation maximale du Mouvement du 25 Avril.  Malgré son caractère assez flou, car très vaste dans son positionnement politique, les premiers textes du Mouvement du 25 Avril développent une critique générale de la condition étudiante. Il s’agit alors d’« établir de nouveaux rapports entre étudiants et professeurs » [5], de « penser librement sur notre lieu de travail » [6]. A travers ce type de discours, le Mouvement du 25 Avril apparaît tout d’abord comme un mouvement de revendication interne à l’Université. Les membres de ce mouvement adhèrent à leur identité sociale d’étudiant.e, et ne remettent alors nullement en cause cette identification sociale. Mais ielles critiquent le caractère subalterne de cette figure sociale de l’étudiant.e (comme nous le montre leur indignation face à la tentative d’assassinat de Dutschke). Ce qu’il s’agit ainsi de modifier : c’est tout d’abord le rapport à l’Université, tel qu’il se présente à l’époque du conservatisme gaullien, ainsi que la condition sociale des étudiant.e.s d’alors, dont ielles critiquent le caractère socialement et économiquement précaire [7]. Ces revendications visent deux interlocuteurs sociaux différents : un interlocuteur proche, que sont les professeur.e.s et l’administration universitaire, vis-à-vis desquel.le.s ielles demandent plus de libertés dans la transmission et l’organisation du savoir ; et un interlocuteur lointain et même abstrait, qu’est l’État, vis-à-vis duquel ielles demandent l’amélioration de leur situation sociale d’étudiant.e et de futur.e jeune travailleur.euse. Si ce n’est que ce mouvement de revendication apparait plus tôt chez les étudiant.e.s que chez la plupart des autres catégories professionnelles qui seront en grève en Mai-Juin 68, cette critique estudiantine est assez proche des revendications des différentes catégories professionnelles en lutte. Elle se situe dans l’espace social des agent.e.s en lutte, et demande une meilleure condition sociale pour la pratique de ces agent.e.s, sans que la condition sociale soit elle-même critiquée (comme ce sera bien sûr le cas plus tard). Les étudiant.e.s du 25 Avril veulent être acteur.trice.s de leurs études, et non plus subir un programme universitaire. Mais ielles ne remettent pas encore en cause la pratique scientifique elle-même, comme ielles ne critiquent pas encore le contenu, ni la fonction (sociale) de l’enseignement. Se pensant comme une catégorie sociale spécifique, avec des problèmes spécifiques, et donc des revendications spécifiques, les étudiant.e.s toulousain.e.s utilisent leur arme politique spécifique pour faire pression tant sur les professeur.e.s que sur l’État : à savoir le « boycott des examens » [8]. Celui-ci est à la fois la fin et le moyen de la lutte étudiante, puisqu’il permet d’« établir de nouvelles relations pédagogiques et une nouvelle organisation du travail, c’est-à-dire une Université Critique »[9]. La grève des examens n’est pas seulement un moyen de pression sociale des étudiant.e.s, mais elle est pensée par ces derniers comme un acte de reconfiguration de l’Université par ceulles qui la critiquent.

 

 

Critique de la position d’intellectuel.le et critique de la société de consommation (fin Mai/mi-Juin 1968)

 

C’est à la fin du mois de Mai que le mouvement de grève national atteint son apogée quantitative et que le mouvement étudiant se radicalise qualitativement. Il est tout à fait intéressant de remarquer qu’au même moment, l’activité politique du Mouvement du 25 Avril, rebaptisé depuis lors Université Critique, prend lui aussi un tour plus radical. Il y a une sorte d’évolution parallèle entre l’évolution nationale du mouvement des étudiant.e.s et travailleur.euse.s et celle des étudiant.e.s toulousain.e.s. Pour autant, si les rythmes et la périodisation de la lutte estudiantine à Toulouse sont assez similaires à ceux de la lutte étudiante à l’échelle nationale (et notamment parisienne), l’évolution de la lutte développe des contenus politiques propres dans le milieu étudiant toulousain. Avec la radicalisation de la fin Mai, l’Université Critique ne se contente plus d’émettre une simple critique de la domination hiérarchique que l’État et les professeur.euse.s imposent aux étudiant.e.s. La critique estudiantine prend la forme (qui peut paraître assez paradoxale à première vue) d’une autocritique politique. Il ne s’agit plus pour elleux de contester uniquement la position hégémonique professorale ou étatique, mais de contester leur propre positon d’intellectuel.le (ou de futur.e intellectuel.le). Les étudiant.e.s ne veulent plus seulement changer le caractère subalterne de leur position sociale, mais c’est leur position sociale elle-même qui doit être supprimée selon ses dernier.ère.s. Quand bien même ielles ne seraient qu’un rouage du système, les militant.e.s d’Université Critique refuse cette position de rouage. Le « groupe Histoire » par exemple ne cache pas la radicalité de son projet, et en appelle à « éliminer la race de l’historien : homme de mémoire fermé dans ses chronologies, étroitement cloisonné dans sa discipline, et dépourvu de l’ouverture sur le monde d’aujourd’hui » [10]. De même, insatisfait.e.s de cette science qui étudie la pathologie mentale comme étant toujours l’attribut de l’altérité absolu du malade, les étudiant.e.s de la section Psychologie retournent contre elleux-mêmes les concepts de leur science, et proposent un « essai d’analyse des déterminants de l’aliénation de l’intellectuel » [11]. Une critique équivalente se retrouve dans la réflexion des étudiant.e.s en art. Fidèle aux réflexions sur la polyvalence de la société communiste chez le jeune Marx [12], « l’artiste » ne doit plus se positionner comme un individu spécialisé ayant le monopole de l’activité artistique, car la pratique artistique n’est elle-même qu’un moment de « l’activité créatrice immanente à tout individu » [13]. Nous retrouvons dans ces thèses la relecture révolutionnaire de Lautréamont, telle que l’Internationale Situationniste l’interprète en 68 : « La poésie doit être faite par tous. Non par un » [14].

 

Du fait même de la radicalisation politique du mouvement étudiant, et de son isolement imminent avec l’instauration des accords de Grenelle, les étudiant.e.s commencent à prendre conscience que « l’aliénation » sociale, qu’ielles critiquaient alors en la pensant comme une extériorité hiérarchique qui les dominait par l’intermédiaire de l’appareil d’État, est en même temps une réalité immanente à leur position sociale. « L’aliénation » se reproduit de façon efficace car elle passe par elleux, autrement dit parce qu’ielles y participent. Un tel constat les conduit à produire non seulement une critique de la toute-puissance de l’État, voire de la logique capitaliste, mais aussi à se rapprocher d’une « critique de la vie quotidienne », telle qu’on la retrouve chez le sociologue Henri Lefebvre et chez le situationniste Raoul Vaneigem. Sans jamais citer explicitement ces deux auteurs, leurs concepts les plus importants circulent abondamment dans les textes du mouvement toulousain, notamment le concept de « rôle ». Les étudiant.e.s d’Université Critique contestent tour à tour le « conformisme » social, « la recherche du statut social grâce à des « rôles » fonctionnels et relationnels », « le somnambulisme social » issue des « désirs provoqués » [15] par la société de consommation.

 

Dans ce deuxième temps de la lutte estudiantine, le mouvement Université Critique s’efforce de produire une analyse de l’Université française en pensant sa fonction dans la production et la reproduction de la société en général. Dès lors, moins que son caractère hiérarchique lié à sa nature étatique, c’est son rôle d’intégration culturelle aux modes de vie de la société de consommation capitaliste qui est le reproche principal visant l’Université dans ce deuxième moment de la lutte. Pour les militant.e.s d’Université Critique, l’enseignement supérieur n’apparaît nullement en situation d’exception dans la société de consommation. Loin d’être un espace de désintéressement intellectuel, le mouvement estudiantin toulousain reproche à l’institution universitaire de fonctionner socialement sur les mêmes principes marchands que le reste de la société de consommation. Ielles dénoncent le caractère de consommation répressive dans l’Université, avec à l’esprit une critique de la consommation assez proche de celle d’Herbert Marcuse et de Guy Debord. Selon elleux, « jusqu’à présent, la culture était enregistrement et amenait à une société de consommation. (…) L’enseignement consiste à consommer deux ou trois auteurs durant l’année. La culture jusqu’à présent était le préservatif du système pour lui éviter d’enfanter des révolutionnaires » [16]. Ainsi, la critique de l’Université se retrouve englobée dans une critique générale de la culture comme objet de consommation. Parce qu’elle est le produit de la société de consommation naissante en France sous le gaullisme, l’Université française neutralise le caractère émancipateur, voire révolutionnaire, des savoirs qui sont ou pourraient être transmis. A l’image de la « Kulturindustrie » dont parlent Adorno et Horkheimer dans Dialektik der Aufklärung, la forme consommatrice et sélective de la transmission du savoir interdit une réappropriation tant personnelle que collective du contenu culturel, et annihile ses possibilités créatrices et émancipatrices. Selon le mouvement Université Critique, la société marchande a d’ores et déjà imposé sa logique de distribution hiérarchisée et de rentabilité de la diffusion des produits culturels à une institution universitaire impuissante.

 

 

La création de l’Université Critique Expérimentale, la politisation du savoir et les nouvelles luttes politiques (mi-Juin/Juillet 1968)

 

Avec l’autocritique de la position de l’intellectuel.le, et avec la critique de la culture subordonnée à la société de consommation, les étudiant.e.s toulousain.e.s ont à la fois contesté leur position sociale et leur pratique. La critique est devenue de plus en plus englobante, au fur et à mesure de la radicalisation du mouvement. D’une certaine façon, l’Université Critique se retrouve à la mi-Juin dans une sorte de vide politique quant à ses objets de contestation. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le mouvement n’a plus explicitement d’objets à contester, puisqu’elle s’est prise elle-même pour objet de la contestation en situant sa position dans la reproduction sociale générale. Cette situation de crise politique dans ce mouvement n’est pas seulement une situation purement idéologique. Le mouvement national est en voie de décroissance [17], et le lieu maximal de la lutte étudiante, les universités occupées, vont bientôt clore leurs portes avec la fin de l’année scolaire. Or comme nous l’avions annoncé au début de cette étude, le caractère autonome du champ de lutte des étudiant.e.s est permanent dans ce mouvement. Aussi déconstruit que puisse être le statut social aliéné de l’étudiant.e d’avant Mai (ou plutôt d’avant Avril), on ne trouve pas de transfert d’identité dans les textes des étudiant.e.s toulousain.e.s. La solidarité avec la classe ouvrière est une telle évidence que celle-ci est finalement très peu débattue dans les documents de ce mouvement, donc très peu analysée. A la différence d’autres espaces politiques étudiants et d’autres mouvements de Paris et de Province, on ne trouve que très peu de phénomène de transfert de la subjectivité étudiante sur la subjectivité ouvrière, ou sur la subjectivité des luttes révolutionnaires anti-impérialiste. Ainsi, on peut dire d’une façon globale que ce n’est pas parce qu’ielles désirent devenir autre chose que ce qu’ielles sont, que les étudiant.e.s toulousain.e.s en lutte s’imaginent être autre chose que ce qu’ielles sont. C’est à partir de leur position sociale qu’ielles s’engagent, et c’est tout d’abord cette position subjective qu’ielles cherchent à déconstruire. Et avec la fin du mois de Juin qui s’annonce, l’Université Critique va chercher à s’affranchir du rythme universitaire de l’année scolaire officielle, et développer le projet d’une « Université d’été ». C’est précisément ce projet de constituer une « Université d’été » qui constitue les derniers documents que nous avons concernant ce mouvement à la BDIC.

           

Avec cette nouvelle conjoncture de l’été 68, le mouvement estudiantin toulousain va connaître une dernière étape, assez originale. En effet, si les deux premières phases présentées précédemment, à savoir celle de la critique de la position subalterne et celle de la critique de la société de consommation, sont deux moments que l’on a pu observer dans différents mouvements de cette époque, qu’ils soient étudiants ou pas [18], c’est bien une évolution assez novatrice pour l’époque que nous trouvons à Toulouse. Avec cette dernière phase de l’engagement, le mouvement étudiant toulousain prend une forme nouvelle. Ses pratiques changent. Elles ne sont plus seulement contestataires ou oppositionnelles, elles prennent acte de ce qui a été modifié dans les rapports sociaux par le mouvement de Mai. Ainsi nous pouvons dire qu’Université Critique, en se métamorphosant en Université Critique Expérimentale, participe des mouvements les plus radicaux de 68 : celui des militant.e.s pour lesquel.le.s le mouvement de Mai était véritablement une rupture tant politique que sociale (voire même existentielle), et selon lesquel.le.s de nouveaux types de rapports sociaux devaient être imaginés et mis en pratique au vu du caractère inédit de cet événement historique. Avec la fin de l’occupation de l’Université de Lettres, la création de l’Université Critique Expérimentale a pour objectif de penser les conséquences sociales et politiques de cette rupture historique.

 

Dès le N°3 de la revue Université critique de Toulouse (fin Mai/début Juin), un des textes appelait le mouvement toulousain à « entrer dans une phase expérimentale de travail ». Pour autant, c’est à  partir du N°5 de cette revue (non-datée, postérieure au 2 Juin) que l’expression « Université Critique Expérimentale » apparaît. La rupture historique du mois de Mai est clairement au cœur de la prise de conscience de cette nouvelle formation. En effet, dans un texte issu de ce même numéro, il est annoncé que : « l’instauration de fait d’une Université Critique Expérimentale est un travail de recherche qui nous permettra de poursuivre l’élaboration d’un nouveau style d’Université (…) et de rompre avec l’affirmation de sa neutralité sociale ». Quant au caractère « expérimental » de cette « Université d’été », ce qualificatif désigne la question de la nature intrinsèquement politique du savoir. Dans ce même texte, l’objectif est alors très explicite : « le but de l’Université d’été est la critique d’un ancien système de savoir ». Il ne s’agit plus seulement de questionner la position sociale de l’étudiant.e ou de l’intellectuel.le, ni même de questionner la nature sociale aliénante des objets culturels, mais c’est une véritable réflexion sur la pratique sociale de transmission du savoir et sur l’objet de cette transmission qui apparaît. Les militant.e.s de ce dernier mouvement vont chercher à mener à bien cette critique de « l’impasse de notre sacro-sainte pédagogie, une pédagogie dont la prétention est de faire croire qu’il existe des hommes capables d’enseigner aux autres la création, la critique (…) comme si la relation pédagogique ne se ramenait pas à l’instauration de barrières et de cadres psychologiques » [19]. Assez proche des réflexions que développera Michel Foucault sur le savoir/pouvoir, ou celle plus récente de Jacques Rancière dans Le maître ignorant, l’Université d’été conteste l’opposition et la hiérarchisation sociale entre le ou la savant.e et l’ignorant.e dans l’Université. S’il s’agit en effet de transmettre une « création » ou une « critique », c’est-à-dire un acte de liberté, le « savoir » ne peut plus être pensé comme la transmission univoque d’un contenu théorique d’un.e savant.e vers un.e ignorant.e, mais cette transmission doit devenir une pratique d’expérimentation de l’étudiant.e, pour qu’il puisse trouver le moyen de se libérer à partir de sa propre aliénation sociale. Ainsi, la figure dominante de l’étudiant.e engagé.e au commencement d’Avril 68 s’abolit (du moins dans le discours) avec la pratique de l’expérimentation critique. S’il n’y a plus de savant.e, ni d’ignorant.e, il n’y a plus que des militant.e.s cherchant à créer de nouveaux rapports sociaux. La position de cellui qui est partiellement savant.e, et donc partiellement ignorant.e, de son aliénation, constitue le moment d’ouverture aux autres catégories sociales en luttes, et englobe potentiellement tou.te.s les militant.e.s du mouvement de Mai. C'est à cette condition de l’expérimentation critique que la subjectivité étudiante peut rejoindre la subjectivité ouvrière. Comme il écrit dans ce dernier numéro de la revue estudiantine toulousaine : « le travail théorique est un travail politique, et l’ensemble des travailleurs (…) doit participer à son déroulement ». Bien plus qu’une simple université alternative, l’Université d’été, et sa pratique expérimentale, est pensée par les créateur.trice.s de celle-ci comme la propédeutique à la Révolution qui vient. La subjectivité étudiante disparaît par la généralisation de sa condition sociale à l’ensemble des groupes sociaux en lutte en 68.

 

Nous devons alors remarquer que cette Université Critique Expérimentale n’innove pas seulement dans sa façon de penser le « savoir ». Les nouvelles fonctions critiques que cette Université Expérimentale développe vont rencontrer de nouveaux objets d’étude. Au travers du programme de cette Université de l’été 68, nous découvrons l’apparition de toutes ces nouvelles luttes politiques, dont on s’imagine généralement qu’elles sont propres aux mouvements contestataires des années 70, et plus particulièrement les luttes des minorités. En plus de la critique de « la fonction enseignante comme telle », et de « l’autogestion » ouvrière (qui prendra de l’ampleur avec le mouvement des Lip à Besançon en 1973), nous voyons apparaître toutes les problématiques issues des luttes des groupes minorisés dans ce dernier numéro de la revue : telles que la question de « la condition féminine », de « la sexualité et de sa répression », mais aussi le problème des « maladies mentales », voire ni plus ni moins que la « mise en question des racines de l’Occident » lui-même et le dépassement de l’européocentrisme [20].

 

 

Conclusion : les années 70 commencent dès Juillet 68

 

Ainsi, l’analyse des documents du Mai étudiant à Toulouse réfute le schéma historique galvaudé qui diviserait l’histoire des années 1968-1981 en trois périodes. Tout d’abord l’explosion spontanée de Mai, événement inimaginable, et même pour certains insaisissable, qui aurait nécessairement conduit à un retour à la politique orthodoxe des années du gauchisme et sa quête d’un nouveau Parti marxiste-léniniste. Cette quête de la construction du Parti apparaîtrait après Mai 1968 et 1972-1973 principalement, c’est-à-dire jusqu’à l’autodissolution de la Gauche Prolétarienne peu après l’assassinat du militant Pierre Overney [21], et à la dissolution de la Ligue Communiste par Pompidou, suite à l’attaque contre le meeting d’Ordre Nouveau à la Mutualité [22]. Cet échec politique du gauchisme dans le soulèvement de masse de la classe ouvrière, et l’inexistence d’un Parti léniniste nouveau, aurait alors conduit à la militarisation d’une minorité des militants gauchistes : en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion et en Italie avec les Brigate Rosse, la Gauche Prolétarienne évitant de peu le tournant terroriste en France avec la constitution de la Nouvelle Résistance Populaire [23]. Et ce serait les échecs d’une politique de masse des groupes gauchistes, puis la fuite en avant militariste, qui auraient alors ouvert les champ des revendications politiques d’où ont éclos les différentes luttes des catégories minorisées : la naissance de Mouvement de Libération des Femmes en 1970, du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire et des Gouines rouges en 1971, du Front de Libération de la Jeunesse la même année, l’apparition des luttes des travailleurs.euses immigré.e.s (fondation du Mouvement des Travailleurs Arabes en 1973) et des minorités ethniques (notamment régionales avec la renaissance des mouvements basques, bretons, occitans, antillais, guyanais, etc. [24], comme la lutte du Larzac qui commence en 1971). Nous retrouvons ce schéma ternaire dans la fameuse et inadéquate expression des « années de plomb », pour qualifier les années 70, servant à associer à la fois l’échec d’un soulèvement ouvrier général, et la militarisation de certains groupes [25].

 

Ce schéma ternaire, Révolte de Mai/ Repli orthodoxe sur le marxisme-léninisme/ Eclatement des luttes dans le « devenir-minoritaire », est d’autant plus facile à intégrer que quasiment toutes les organisations de groupes minorisés que nous avons cités ici (à l’exception du MTA et du Larzac) ont publiquement manifesté leur naissance dans le journal Tout, organe du collectif maoïste et libertaire Vive la Révolution, lui-même issue de l’organisation étudiante maoïste l’UJC (ML) [26]. A l’inverse de ce schéma ternaire, on constate que ces luttes minoritaires, emblématiques des années 70, apparaissent à Toulouse (et très certainement ailleurs) dès Juin-Juillet 1968, donc bien avant le reflux du mouvement gauchiste. Le « devenir minoritaire », pour reprendre l’expression fameuse de Deleuze et Guattari, n’est pas le produit de l’échec d’un retour à l’orthodoxie marxiste-léniniste post-68, et notamment en France de l’échec du trotskisme et du maoïsme. Il est bel et bien l’enfant légitime de Mai-Juin 1968. Ses intuitions les plus fondamentales se trouve dans les nombreuses assemblées annoncées pour l’été 1968 par l’Université Critique Expérimentale : critique de la domination masculine, critique de la domination hétérosexuelle, critique de la domination politique et culturelle occidentale, critique de la normalisation psychologique, critique des conceptions autoritaires du socialisme, critique des rapports hiérarchiques au sein du travail comme au sein de la société. A Toulouse, l’apparition des luttes des catégories minorisées n’est donc nullement le produit du déclin du trotskisme et du maoïsme post-68, mais il est un effet immanent et immédiat de Mai. Ce « devenir minoritaire » est l’héritier direct de la contestation étudiante initiée dès le mois d’Avril, et il lui succède aussi naturellement que l’été succède au printemps. A Toulouse, et bien sûr ailleurs, les 70’s commencent dès Juillet 1968.

[1] Le Mouvement du 25 Avril deviendra le mouvement Université Critique le 13 Mai lorsque ce dernier occupera la Faculté de Lettres dans sa totalité.

Les différents documents auxquels nous nous référons proviennent du même carton de la BDIC de Nanterre, intitulé F delta 1061 (8). Il est composé de documents de différentes natures : tracts, journaux étudiants, compte-rendu d’assemblée générale.

[2] Son premier tract, daté du 25 Avril, commence par cette question: « que signifie l’occupation d’un amphithéâtre ? Ceci est un acte politique (…) ; il en appelle d’autres ». L’occupation de l’amphithéâtre de Lettres de Toulouse constitue l’essentiel de l’activité militante énoncée par ce mouvement (avec les différentes assemblées générales qui en découlent), comme elle constitue l’acte événementiel au travers duquel le Mouvement du 25 Avril voit le jour.

[3] La signature « Mouvement du 25 Avril » sera remplacé par la signature « Université Critique » après le 13 Mai.

[4] Sozialistischer Deutscher Studenbund : Union socialiste allemande des étudiants.

[5] Occupation d’un amphithéâtre à la faculté de Lettres, 25 Avril 1968.

[6] Université critique, la lutte continue, 13 Mai 1968.

[7] Les revendications formulées par la « Section de Géographie » sont assez exemplaires des revendications de ce premier temps de la lutte étudiante toulousaine. On y trouve des revendications assez proches des revendications étudiantes contemporaines : une plus grande liberté dans l’enseignement, une amélioration du statut social des étudiant.e.s et une amélioration de l’entrée dans la professionnalisation. Ielles y revendiquent en effet : « Université autonome, gestion tripartite, examen reconsidéré, programme élaboré par les intéressés : enseignants et étudiants, contact personnel avec les étudiants (groupe peu nombreux), reconnaissance du travail de groupe, préoccupation des débouchés, aide matérielle aux étudiants : bourses, allocations d’études, crédites accrus, des locaux adaptés, enseignants plus nombreux », Texte prononcé par l’étudiant du Mouvement du 25 Avril à l’Assemblée de la faculté du 17 Mai.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Rapport de la commission pédagogique intersection, 25 Mai.

[11] Synthèse, sur les « relations interdisciplinaires », 30 Mai. Les différentes positions théoriques de ce texte sont assez révélatrices de l’influence des travaux du freudo-marxiste Wilhelm Reich, que les jeunes générations redécouvrent en 68.

[12] « Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintre, mais tout au plus des gens, qui, entre autres choses, feront de la peinture », Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, p.397, Paris, Editions Sociales, 1976.

[13] Rapport de la commission : conditions fondamentales de la création, 30 Mai.

[14] Lautréamont, « Poésies II », in Œuvres complètes, p.327, Paris, éd. Guy Lévis Mano, 1938.

[15] Rapport de la commission : conditions fondamentales de la création, 30 Mai.

[16] Université Critique de Toulouse, n°3, art. « Propositions fondamentales concernant l’Université » (non-daté, entre le 25 Mai et le 2 Juin). Nous pensons également à l’article intitulé « Analyse de la situation universitaire » de ce même numéro : « la culture est un jeu d’esprit, un divertissement pour impuissant, un anti-virus de toute révolution ».

[17] L’apogée de la violence politique des étudiant.e.s toulousain.e.s est assez tardive, puisque Toulouse connaît sa nuit des barricades le 9/10 Juin 1968. Pour autant, cette apogée de la violence dans la rue marque plutôt le début du reflux du mouvement dans cette ville, et l’apparition d’une nouvelle mutation du mouvement étudiant : l’Université Critique Expérimentale, venue suppléer à la fin des occupations de l’Université de Lettres pendant l’été. Sur la chronologie générale du Mai toulousain, nous renvoyons au mémoire d’Histoire de Roberta Balducci,  rédigé en 2002. Roberta Balducci, Mai 68 sur Toulouse. Consulté la dernière fois le 22 Octobre 2017. URL : http://alain.alcouffe.free.fr/mai68/

[18] Pour nous donner une idée des pratiques sociales contestataires apparues dans les secteurs sociaux les plus divers, nous pouvons citer cet extrait d’Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations : « Les chercheurs de l’Observatoire de Meudon mirent en autogestion l’observation astronomique. L’Imprimerie nationale était en grève. Les fossoyeurs occupèrent les cimetières, les footballeurs chassèrent les dirigeants de leur fédération, et rédigèrent un tract où ils réclamaient « le football aux footballeurs ». (…) Les internes et les jeunes médecins avaient liquidé la féodalité régnant dans leur faculté, ils avaient pris parti contre l’Ordre des Médecins et fait le procès des conceptions médicales. Les « cadres contestataires » allèrent jusqu’à mettre en cause leur propre droit à l’autorité, comme privilège négatif de consommer plus et donc de vivre moins. Il n’est pas jusqu’aux publicitaires qui n’aient suivi l’exemple des prolétaires exigeant la fin du prolétariat, en souhaitant la liquidation de la publicité. » in Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, « Chapitre 6, Profondeur et limites de la crise révolutionnaire », Paris, Gallimard, 1968.

[19] Université Critique de Toulouse, « Analyse de la situation universitaire », n°3.

[20] Ainsi, Jacques Derrida sera invité à l’Université d’été, futur théoricien de la déconstruction de l’européocentrisme et du phallocentrisme dans l’histoire des idées. Nous renvoyons à : Christine Faure, « Mai 1968 à Toulouse : le Mouvement du 25 avril », in Matériaux pour l'histoire de notre temps. 1988, N. 11-13. Mai-68 : Les mouvements étudiants en France et dans le monde. pp. 200-204.

[21] Le 25 Février 1972.

[22] Le 21 Juin 1973.

[23] L’enlèvement par la NRP, en représailles à l’assassinat d’Overney, de Robert Nogrette (le 8 Mars 1972), chargé des relations sociales à Billancourt, puis sa libération deux jours plus tard, marque à la fois le moment où la GP s’est rapproché le plus de la militarisation, comme elle marque son éloignement très rapide de cette stratégie, qui conduit à l’autodissolution du 1er Novembre 1973.

[24] Renaissance dont témoigne notamment le triple numéro spécial que consacra Les Temps modernes aux minorités régionales en France : Les Temps modernes, n°324-325-326, Aout-Septembre 1973.

[25] Nous pensons également aux sous-titres des deux tomes de Génération de Patrick Rotman et Hervé Hamon : « les années de rêve » et « les années de poudre ». Sous-titrer un livre ainsi fait immédiatement de 68 un « rêve », dénie sa concrétude historique, et le dégage du développement historique qui l’a rendu possible. Mais cela implique aussi qu’à avoir trop pris le « rêve » de 68 pour une réalité, on ne pouvait qu’arriver à la « poudre ». Or la « poudre » n’est pas l’invention de militant.e.s qui auraient été trop rêveurs.euses, mais est avant tout à l’initiative de la répression politique de l’Etat et du capitalisme. Patrick Rotman, Hervé Hamon, Génération, Paris, Le Seuil, 1987, 1988.

[26] Union des Jeunesses Communistes (Marxistes-Léninistes), organisation étudiante maoïste fondée en décembre 1966 après son exclusion de l’Union des Etudiants Communistes, liée au PCF, et qui implosera en Juin 1968 après sa dissolution par l’Etat. C’est de l’UJC (ML) que naitront d’une part la Gauche Prolétarienne, groupe emblématique du retour au léninisme, et Vive la Révolution, dont le maoïsme se rapprochera de plus en plus des positions libertaires et des luttes des groupes minorisés.

 

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