Plateforme d'Enquêtes Militantes

Extrémisme de centre et luttes sociales en France : de la Loi Travail aux élections présidentielles.

14 Novembre 2017Par Davide Gallo Lassere0 commentaire

Nous publions la préface à la traduction allemande de l'ouvrage de Davide Gallo Lassere, Contre la Loi Travail et son monde. Argent, précarité et mouvements sociaux, paru l'an dernier chez Eterotopia. Disponible en anglais et italien, mais encore inédit en français, ce texte écrit juste après les élections présidentielles n’a d’autre ambition que d’entretenir le débat franc sur les pratiques et les formes d’organisation à l’œuvre au sein des mouvements sociaux qui a lieu depuis l’essoufflement du « cortège de tête ». Il s’agit d’une série de remarques issues de discussions collectives qui se sont tenues entre janvier et mai 2017 dans différents contextes [1].


S'inspirant du récent mouvement global de femmes NiUnaMenos et des luttes antiracistes en France, ce texte invite à un usage politique des revendications spécifiques (pour l'amélioration des conditions de travail, contre les discriminations de genres, contre les violences policières, etc.). Il plaide également pour inscrire dans le temps et implanter dans l'espace les dynamiques des mobilisations via la pratique de l’enquête militante [2].

 

Contre la Loi Travail et son monde

 

Pour rendre compte des mouvements qui sont apparus en France au printemps 2016, on peut s’inspirer du slogan qui a caractérisé la mobilisation : « contre la Loi Travail et son monde ». Les luttes françaises de 2016 ont en effet débuté par la contestation de la Loi Travail pour prendre immédiatement une portée et une radicalité beaucoup plus générales, qui semblaient aller bien au-delà de la Loi Travail : la Loi Travail et son monde, justement. Et cela non pas, finalement, parce que la Loi Travail était une réforme négligeable ou parce que la contestation de cette loi serait restée marginale dans le mouvement, mais pour deux autres raisons.

 

Tout d’abord, parce que cette loi se soude parfaitement avec l’ensemble des rapports sociaux existants : elle fait système avec le cadre normatif et institutionnel de la situation française – et plus largement de la situation européenne (on peut tout à fait considérer qu’il y a un an à peine, cette loi constituait la pièce manquante du « régime européen » du salariat contemporain). Et en deuxième lieu, le lien entre la Loi Travail et ce monde, et donc le lien entre la critique de la Loi Travail et la critique de ce monde, est conséquent parce que, plus encore qu’auparavant, le travail est plus répandu que jamais. On a assisté, depuis le tournant des années 1970, à une subsomption de plus en plus poussée du social et des facultés humaines sous le capital : à une intensification et à une extension de la mise au travail des sujets et de la valorisation en termes capitalistes du social par rapport à ce qui existait dans les époques antérieures. Le mouvement français s’est ainsi très rapidement rendu compte – à juste titre – que ce n’était pas seulement la Loi Travail qui posait problème ; mais que c’était le monde dont la Loi Travail était le fer de lance qui devait être critiqué et changé. « Contre la Loi Travail et son monde » est un slogan et un mot d’ordre politiques, qui synthétise parfaitement les enjeux non seulement de cette mobilisation, mais plus largement de cette conjoncture historique.

 

Le monde dont la Loi Travail fait partie, ne se limite pas pour autant à la précarisation des conditions de vie matérielles, mais est liée aussi à l’autoritarisme croissant des appareils d’État. La reconfiguration de la production et l’effritement du welfare auxquels on assiste depuis les années 1970 sont en effet allés de pair avec une réorganisation de la sphère étatique. Pour le dire de manière concise : le passage de la « crise de l’État-plan » à l’institution d’un état de crise permanent a déterminé une modification substantielle de la forme-État. C’est ainsi que, depuis quelques décennies, on a pu observer un renforcement des exécutifs, un court-circuit des organismes représentatifs et des catégories sociales, un refus systématique de la médiation, un durcissement des idéologies et des politiques d’austérité, un approfondissement des tendances répressives et des logiques policières, une homogénéisation dogmatique du discours véhiculé par les médias. Bref : des véritables processus de « dé-démocratisation », pour reprendre l’expression de Wendy Brown, c’est-à-dire la diffusion d’une rationalité de gouvernement qui procède en se situant au-delà de la légitimation démocratique. Et la crise n’a fait qu’accélérer, que radicaliser et renforcer ces processus qui ont impitoyablement vidé la forme et la substance mêmes des démocraties libérales. Il faut bien dire, en plus, que c’est au sein de l’Union Européenne que la crise est apparue de la manière la plus évidente comme une méthode de gouvernement – même si ce qui se passe au Brésil, au Mexique, aux États-Unis, en Turquie, en Russie, etc., annonce des scénarios très sombres.

 

Les réformes récentes du monde du travail constituent donc le revers de la médaille du devenir post-démocratique de nos systèmes politiques. Elles visent à éliminer les corps intermédiaires, à briser les solidarités sociales et à soumettre les sujets aux logiques du marché et de la concurrence : à situer l’individu et le.la travailleur.euse singulier.e.s vis-à-vis des exigences de profit des franges transnationales du grand capital. Exploitation et domination, ou précarité et asservissement, constituent dès lors les deux volets d’une même question : Loi Travail et son monde, qui trouve dans l’état d’urgence une prolongation particulièrement saisissante. C’est contre cet état de choses qu’une pluralité de subjectivités a exprimé son mécontentement l’an dernier selon différentes pratiques et selon différentes orientations et sensibilités politiques : étudiant.e.s, jeunes, précaires, chômeur.se.s, salarié.e.s, etc., sont descendu.e.s dans les rues et ont manifesté à plusieurs reprises pendant quatre mois, en bloquant les facs, les lycées et les lieux de travail, en occupant les places, en faisant la grève, en affrontant les forces de l’ordre. C’est ainsi que le cortège de tête et les bases du syndicat – malgré toutes les différences de composition sociale et de perspective politique –, avec Nuit debout, sont arrivés à tirer de leur côté, au moins pour un temps, les centrales syndicales. Ils les ont poussées à adopter des positions qu’elles n’auraient pas forcément adoptées au départ, mais qu’elles ont fini par adopter au risque, autrement, de se voir dépassées par la dynamique sociale. Ils ont donc pesé, positivement, sur les dirigeants syndicaux. Ce n’est évidemment pas le seul critère à partir duquel on peut mesurer l’impact du cortège de tête, de Nuit debout et des bases du syndicat. Cependant, l’un de nos plus grands mérites a été de déterminer le caractère de la contestation ! Voici un point fondamental pour toute réflexion rétrospective.

 

 

Un an après

 

Que reste-t-il, au lendemain des élections présidentielles, du vaste processus de subjectivation politique qui a enflammé la France pendant le printemps 2016 ? Quelles torsions ce processus a-t-il connu et, surtout, quelles sont les expériences qui ont vu le jour entre l’automne 2016 et le printemps 2017 ? Tout d’abord, après la contestation qui s’est opposée à la Loi Travail, après les blocages, les grèves et les occupations, après les quinze manifs et plus du printemps 2016, l’été dernier a donné lieu à des initiatives estudiantines telles que « occupe ta salle » et « perturbe ta ville ». Ensuite les bases des syndicats ont appelé à la manif du 15 septembre 2016 – une manif qui, à la différence des trois dernières manifs estivales, s’est traduite par un fort antagonisme, ce qui a démontré que la volonté et la détermination à se battre étaient encore très présentes à la rentrée. Et puis, tout de suite après le 15 septembre 2016, il y a eu : en octobre, les journées de la « jungle » de Calais, la marche à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et le soutien en faveur des Goodyear ; en novembre, Stalingrad avec les migrants et la mobilisation autour de la famille Traoré ; en décembre, les rassemblements antifa ; en janvier, la naissance de « Génération ingouvernable » ; en février, les émeutes pour Théo et les occupation de salles dans les facs ; en mars, la manif féministe et la « Marché pour la dignité et la justice » ; en avril, les protestations contre les meetings du FN et contre le meurtre de Shaoyo Liu par la police ; et ensuite les manifs du « front social », juste avant et juste après les deux tours des élections, les affrontements du 1er mai, etc. [3]. Si on doit esquisser un bilan de la contestation contre la Loi Travail, le premier élément à valoriser concerne donc la subjectivation politique qu’elle a déterminée, notamment chez certaines franges de la jeunesse. Ou mieux : chez certaines franges de la jeunesse précarisée – car la jeunesse en tant que telle n’est pas un sujet politique. N’importe quel appel à descendre dans la rue ou n’importe quelle rencontre théorique et politique qui a trait aux mouvements autonomes, à l’histoire des années 1970, au renouvellement du marxisme, du féminisme et de l’antiracisme ou à l’analyse de la conjoncture présente l’ont bien démontré : il y avait un désir assez intense de poursuivre des luttes (avec des milliers de personnes prêtes à manifester) et il y avait une ténacité à poursuivre des processus d’auto-formation assez stimulants (avec des centaines de jeunes très motivé.e.s).

 

Pour résumer, la Loi Travail a certes été approuvée à coups de 49.3 : mais les forces traditionnelles de l’extrémisme de centre se sont effritées (les Républicains et le PS étant obligés de se recomposer autour de Macron, c’est-à-dire autour d’une figure en voie de constitution qui tente de combiner les intérêts du grand capital et ceux des hautes sphères de l’État) ; et il y avait une disponibilité subjective qui résistait, qui ne se laissait pas faire par les forces qui gouvernent depuis quarante ans la restructuration néolibérale du monde du travail et de la sphère étatique ; il y avait des sujets qui continuaient à être résolument contre la Loi Travail et son monde, comme on le disait l’année précédente !

 

De notre point de vue, cette phase politique peut donc se lire à travers une remarque de Weber citée par Tronti dans le post-scriptum d’Ouvriers et capital (rédigé quelques mois après les mobilisations de l’« automne chaud » de 1969), avant d’aborder le bilan de la lutte de classe aux États-Unis dans les années 1930. Nos descendants, écrit Weber, « nous rendrons responsables devant l’histoire non pas du type d’organisation économique que nous leur aurons laissé en héritage, mais bien plutôt de la place pour s’y mouvoir que nous aurons conquise et que nous leur aurons transmise » [4]. On peut alors s’accorder sur ceci : la mobilisation du printemps 2016 a créé des marges de manœuvre plus importantes que celles que l’on connaissait en 2015 ; elle a produit des conditions objectives et subjectives pour faire de la politique plus significatives que celles que l’on connaissait auparavant ; elle a ouvert des brèches dans le mur du présent ! Des brèches qui vont de Mélenchon (celui qui a su le plus capitaliser l’expérience de Nuit debout) jusqu’aux composantes les plus radicales – tous les sujets qui se trouvent entre ces deux pôles étant beaucoup plus forts en 2017 qu’en 2015.

 

La persévérance déterminée à s’activer constitue donc la donnée de départ essentielle pour toute réflexion politique visant à comprendre ce qui s’est passé en France entre la rentrée 2016 et les élections présidentielles, c’est-à-dire pour essayer de discerner l’état de demi-mobilisation permanente dans lequel nous avons été plongé.e.s après l’approbation de la Loi Travail. Toutefois, il est aussi vrai que, dans les mois qui ont suivi la manif du 15 septembre 2016, les composantes d’en bas – pour le dire rapidement – se sont de plus en plus séparées, en n’arrivant plus à poursuivre l’agitation sociale de manière massive et commune ; c’est-à-dire à structurer et à diffuser cette détermination, cette volonté et cette disponibilité subjectives à reproduire la mobilisation sous des formes politiques plus tranchantes. Dès que les centrales syndicales ont lâché – et l’on savait qu’elles finiraient tôt ou tard par lâcher – l’auto-organisation a connu elle aussi un temps d’arrêt. Par-delà les soubresauts continus et les surgissements événementiels qui ont ponctué le printemps 2017, ce qui s’est passé depuis la rentrée de septembre 2016 nous montre qu’il y avait encore beaucoup d’huile à jeter sur le feu, mais que nous n’avons finalement pas été capables de rallumer l’étincelle.

 

On peut caractériser de la manière suivante la phase qui est allée du 15 septembre jusqu’au 1er mai : les groupes auto-organisés ont été les éléments les plus marquants du printemps 2016, mais, une fois qu’ils se sont retrouvés tout seuls, ou avec les bases des syndicats et les syndicats de base (Sud-Solidaires, CNT, etc.), ils n’ont pas réussi à structurer de façon autonome la poursuite de la mobilisation. Nous ne sommes pas arrivé.e.s à organiser cette volonté, cette disponibilité et cette détermination qui étaient bel et bien là, à reproduire et élargir la mobilisation. Le cortège de tête, les syndicalistes dissident.e.s et Nuit Debout (avec toutes les limites mais aussi le potentiel de cette expérience) ont marqué la mobilisation, l’ont marquée de manière très forte et très positive, ils lui ont fourni un élan, une radicalité et une ampleur qu’elle n’aurait jamais pu atteindre si l’on avait laissé les centrales syndicales mener la danse ; mais après, sans les centrales syndicales, nous avons eu du mal ! Nous avons véritablement eu du mal, et cela il convient de se l’avouer : non pas pour se plaindre de nos limites, mais pour les dépasser.

 

 

L’usage des revendications

 

Un an et demi après l’approbation – grâce au 49.3 – de la Loi Travail et suite à une telle effervescence sociale, politique et culturelle, la question fondamentale que nous devons nous poser est la suivante : comment prolonger dans le temps et démultiplier dans l’espace des dynamiques sociales de mobilisation ? Comment donner corps, comment canaliser ou structurer la disponibilité subjective, la détermination et la volonté à poursuivre des luttes qui ont été très présentes en France depuis la rentrée en septembre 2016 – avec l’explosion d’initiatives, de collectifs et de groupuscules que l’on voit encore à l’œuvre ?

 

De ce point de vue, abandonner complètement le terrain revendicatif, comme nous l’avons fait depuis l’an dernier (« nous ne revendiquons rien » ayant été l’une des marques de fabrique de la mobilisation de 2016), peut se révéler une arme à double tranchant [5]. Si, en effet, cet abandon a été un gage de radicalité – l’important étant, au fond, le renversement du cadre de l’ordre existant –,  il risque aussi, à la fois, de soustraire les luttes à la matérialité des champs de bataille spécifiques, en empêchant ainsi toute tentative de recomposition politique à même de construire des coalitions larges entre un grand nombre de sujets sociaux qui, à l’heure actuelle, affrontent séparément, chacun pour soi, une pluralité d’ennemis. À ce propos, les luttes antiracistes récentes peuvent apparaître très instructives. Les quartiers populaires sont en effet en train de produire des formes d’expression politique très puissantes qui sont à la fois très prosaïques et très pragmatiques dans leurs visées revendicatives. Demander « Justice et Vérité pour Adama », on est bien d’accord, ne signifie pas forcément remettre en cause la partialité du droit libéral ; de même, marcher pour la « dignité et la justice » n’implique pas nécessairement de renverser l’ordre dominant ; affirmer « nous ne sommes pas des bêtes », comme l’ont fait les migrants de Stalingrad en novembre 2016, n’implique en rien l’exigence de la création des conditions de possibilité d’un épanouissement des capacités génériques de l’être humain. Et pourtant, il parait difficile de relativiser l’importance de ces expériences. La construction de parcours revendicatifs autonomes – qui est liée à un style de militantisme susceptible de reproduire dans le temps et d’implanter dans des lieux des formes de mobilisations – peut jouer un rôle décisif.

 

À cet égard, toutefois, le problème qui se pose d’emblée est celui du type de revendication, ou du spectre de revendications à mettre en avant. À l’heure actuelle, si l’on tient compte de ce qui se passe dans le monde et de ce qui se passe à l’intérieur de la France, des parcours revendicatifs très intéressants sont en train de se dessiner, qui remettent au centre des discours et des pratiques politiques les questions de genre et de race : c’est notamment le mouvement mondial des femmes NiUnaMenos (PasUneDeMoins) et, pour ce qui est de la France, les luttes contre les violences policières.

 

Le mouvement mondial des femmes a pour épicentre l’Amérique latine et, plus spécifiquement, l’Argentine, mais il s’est développé dernièrement aussi aux États-Unis, en Pologne, en Turquie, en Italie, etc. Dans tous ces contextes, il s’agit de mobilisations très composites politiquement et très hétérogènes socialement, comprenant des militantes liées à la tradition syndicale et d’autres proches des mouvements sociaux ; des femmes issues des classes moyennes, d’autres des couches sociales inférieures ; des étudiantes, des travailleuses, etc. Entre autres choses, ce qui est vraiment intéressant dans ce mouvement, c’est le passage qui s’est accompli de la dénonciation des violences de genre contre le corps des femmes (stalking, viol, féminicide, etc.) à l’incorporation de revendications liées au travail, au welfare, aux droits sociaux, d’un côté, et au rôle et à la place des femmes dans nos sociétés, de l’autre. C’est le renouvellement de la pratique de la grève – la grève des genres – qui a permis ce saut qualitatif. Et cela n’est pas anodin, car il ne s’agit pas du tout d’une simple juxtaposition de revendications irréductibles les unes aux autres. La grève des genres est l’outil qui permet de lier la dénonciation de la violence contre les femmes à une politisation spécifique des formes contemporaines d’exploitation et de domination dans les sphères de la production économique et de la reproduction sociale. La grève des genres est l’outil qui a permis de faire le lien entre violences de genre et contexte économique, social et politique. C’est à travers le renouvellement de la pratique de la grève que ce double aspect a pu être lu et critiqué pratiquement : violences spécifiques d’un côté, et contexte social de l’autre, avec la grève des genres comme connecteur et catalyseur de ce mouvement de protestation.

 

Revenons à la situation française. Les deux processus antisociaux et réactionnaires de restructuration du monde du travail et de la sphère étatique auxquels nous avons fait référence au tout début et que l’on pourrait qualifier, avec Étienne Balibar, d’« extrémismes de centre » ont déterminé le passage du contrôle des sujets par le welfare, à un contrôle qui articule workfare et warfare. Ce passage se déploie selon une double tendance : le plein emploi précaire (selon le modèle allemand des réformes Hartz IV repris par la Loi Travail) et la centralité croissante des technologies sécuritaires, de la police et du régime carcéral et punitif (le modèle états-unien favorisé par l’état d’urgence). En France, à cause de son passé et de son présent coloniaux, ce sont les subjectivités postcoloniales qui subissent le plus durement les effets de cette double restructuration, c’est-à-dire les sujets d’origines arabe et subsaharienne. Et il s’agit justement des sujets qui ont déserté l’appel aux armes du printemps dernier, qui ne se sont pas mobilisés en masse et qui ne sont pas descendus dans la rue et sur les places : ni au mois de mars avec les blocages des lycées et les initiatives universitaires ; ni en avril avec les « occupations » des places ; ni en mai avec les grèves ; ni dans les quinze manifestations et plus qui ont ponctué la mobilisation, de mars jusqu’à juillet. Motivation de la défection – si l’on se met à l’écoute des collectifs présents dans les quartiers populaires et en banlieue : nous, les Noir.e.s et les Arabes, on vit la Loi Travail au quotidien depuis plusieurs décennies. Même discours pour l’état d’urgence : les violences policières sont le pain quotidien qui nous est administré non pour ce que nous faisons – comme vous, les militant.e.s blanc.he,s – mais pour ce que nous sommes ; non pas parce que nous protestons dans la rue, mais parce que nous vivons dans nos quartiers !

 

Or, à partir de juillet dernier, en concomitance avec la fin de la mobilisation contre la Loi Travail, des parcours revendicatifs très intéressants se sont construits en France : des mobilisations contre le racisme structurel de l’État français. Ces mobilisations ne dénoncent pas, pour citer Omar Slaouti, les pratiques racistes de la police, mais les pratiques d’une police raciste ; ou, plus globalement, elles ne se bornent pas à remettre en cause les politiques racistes de l’État, mais les politiques d’un État raciste [6]. Ces mobilisations, toutefois, comme par exemple la récente « Marche pour la dignité et la justice », ont du mal à accomplir le saut qualitatif dont a été capable le mouvement des femmes. Jusqu’à présent, elles accordent une nette primauté à la critique de la main droite de l’État (police, répression, prison, islamophobie, etc.) au détriment d’une critique de sa main gauche : welfare, droits sociaux, éducation, santé, logement, etc. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’abandonner la critique des violences policières au profit de la critique d’une articulation entre « question sociale » et « question raciale », mais d’intégrer les deux perspectives. C’est un enjeu majeur si l’on veut soutenir les luttes autonomes des quartiers populaires et des mouvements antiracistes. Prenons deux exemples récents : Adama et Théo. La famille d’Adama Traoré est arrivée, y compris grâce au réseau de militant.e.s qui s’est engagé avec et pour elle, à construire une mobilisation très puissante et très efficace, en grande partie imperméable au discours républicain. La famille de Théo Luhaka, par contre, proche du réseau associatif orbitant autour du PS, qui dispense des emplois et une assistance légale et juridique, qui crée du revenu, donc, a immédiatement été cooptée par SOS racisme et par d’autres groupes qui se trouvent sous l’égide du PS [7].

 

 

Les élections présidentielles

 

Il paraît alors clair que l’appel à « soutenir l’émeute » ne constitue pas une perspective suffisante. Il doit s’intégrer – pour le moins – à la tentative de construire une « solidarité durable et appliquée » avec les quartiers populaires [8]. À cet égard, le premier tour des élections présidentielles nous offre des signaux importants. Comme le fait remarquer l’éditorial de Quartiers libres, « de Trappes en passant par Grigny, les quartiers nord de Marseille, le 93, le 94, les DOM, etc., le vote Mélenchon arrive en tête dans de nombreux bureaux de vote populaires. Les scores dans les quartiers populaires et dans les territoires d’outre-mer montrent une chose que beaucoup avaient oubliée et niée : le vote de classe existe en France. Les scores de Jean-Luc Mélenchon dans certains quartiers populaires qui dépassent les 40 %, comme son arrivée en tête dans le 93, département le plus pauvre et le plus racisé de la France métropolitaine, n’est pas anodin. Ce n’est pas le signe d’un soutien ou d’une identification à la France Insoumise mais cela correspond à un vote ‘social’ de gauche, en somme un vote de classe » [9].

 

Le second tour des élections présidentielles nous livre aussi une double indication politique. Tout d’abord le score redoutable du Front National : presque 11 millions de français.es, soit 16 % de la population, n’ont pas hésité à soutenir un parti et un programme ouvertement fascistes, dont la mise en pratique aurait eu des conséquences extrêmement graves pour les subjectivités racisées des quartiers populaires [10]. Après avoir obtenu 7,65 millions de voix au premier tour, autrement dit beaucoup plus qu’au second tour des présidentielles de 2002 (5,52 millions) et que lors de la victoire aux élections européennes de 2014 (4,71 millions de voix, pour un score de 24,86%), le FN a effectué une percée formidable au sein de la droite catholique et républicaine, laquelle, si elle n’a pas osé le soutenir au premier tour, a finalement rompu le tabou deux semaines plus tard, en faisant du 7 mai 2017 une date véritablement historique. Et en effet, malgré une certaine insatisfaction mal cachée parmi les militant.e.s et les dirigeant.e.s, quelques minutes après le résultat, Marine Le Pen a annoncé un profond renouvellement du parti dans l’objectif de persister dans sa longue marche au sein de l’opinion publique française.

 

En second lieu, le vote pour Macron ne constitue en aucun cas un choix d’adhésion. Très largement impopulaire avant encore de s’installer à l’Elysée [11], son mandat présente une forte continuité par rapport au quinquennat de Hollande – la présidence la plus détestée de la Cinquième République. Le nouveau président compte en effet prolonger la réforme du travail et de son monde dès les premiers mois de son élection, et, qui plus est, par ordonnances gouvernementales. Comme cela a déjà été le cas, Macron a l’intention de s’appuyer sur l’exécutif [12]. Un dernier facteur qui ne fera que creuser davantage la perte de confiance dans le cadre institutionnel en vigueur, dans son système de partis et, plus généralement, dans la perspective électoraliste de la représentation. Ce scrutin nous offre en effet deux autres données qui ne peuvent pas ne pas être mentionnées : les 25 % d’abstention (le chiffre le plus élevé depuis la révolte électorale de 1969) et les 12 % de votes blancs (un record absolu).

 

 

Conclusions

 

La rentrée 2017 se révèlera extrêmement dense, tant du point de vue de l’activité patronale que de celle des mouvements sociaux. Par-delà la surenchère répressive à l’égard des mouvements sociaux annoncée par le nouveau Président, le projet gouvernemental est en effet clair : profiter des mois d’été pour faire adopter des lois antisociales concernant le monde du travail et les droits sociaux, en contournant, le cas échéant, le parlement. Quant aux sujets qui résistent et contre-attaquent, de nombreux défis les attendent. Après une courte période de reflux pré-électoral, les dernières semaines du printemps 2017 ont vu la relance d’une tentative de construction d’une force transversale dont le but est de coaliser les bases dissidentes des syndicats avec les groupes les plus résolus de la jeunesse précarisée. Si la répétition des manifs sauvages dans le Nord-Est de Paris (de plus en plus quadrillé par la police et la gendarmerie) avaient perdu la force de subjectivation politique qu’elles ont eu pendant le printemps 2016, la renaissance souhaitable de l’union entre « K-ways noirs et chasubles rouges » [13] pourrait redonner du souffle aux contestations. À présent, en effet, aucune subjectivité n’est assez forte pour aller toute seule à l’abordage : ni les salarié.e.s, ni les femmes, ni les racisé.e.s, ni les jeunes ! Si l’on veut contrer le plan du capital et de la machine d’État, il faut (re)partir des différentes composantes qui, d’une manière ou d’une autre, de la mobilisation contre la Loi Travail jusqu’aux élections présidentielles, ont conduit les luttes sociales en France. En effet, comme cela a été dit récemment, « les différences ne comptent pas moins que le conflit et le conflit sans les différences indique un chemin qu’il n’est plus possible d’emprunter » [14]. À cet égard, et par-delà toutes les critiques nécessaires au sujet de Mélenchon, sur lesquelles il ne vaut même pas la peine de s’attarder ici tant elles sont patentes, les mesures sociales concrètes avancées par le programme de la France Insoumise et le racisme galopant depuis les attentats de 2015 (encore accentué au cours de la campagne électorale) ont eu un grand écho dans les cités et les banlieues françaises. Si les bases des syndicats et les mouvements de la jeunesse veulent construire concrètement un parcours de coalition avec les sujets ségrégués et racisés, il convient alors de commencer à enquêter sérieusement sur la manière d’articuler ces différentes thématiques, en conférant une dimension éminemment politique à des revendications spécifiques [15]. Les besoins et les exigences matérielles propres aux conditions de vie singulières peuvent et doivent en effet devenir le fondement de toute véritable relance du conflit. Ce sera à cette relance qu’il reviendra ensuite de prendre en charge politiquement les contenus revendicatifs, sans forcément s’identifier à eux – comme ont su le faire les expériences les plus réussies de la séquence rouge italienne [16]. Car – en suivant, par exemple, les cas récent de NiUnaMenos –, ce n’est que par la convergence entre luttes économiques et luttes politiques que l’on sera en mesure de mettre réellement en crise le système de rapports sociaux existant, en ne se limitant pas seulement à faire peur aux classes dominantes, mais en leur faisant aussi du mal.




[1] A la librairie Michèle Firk de Montreuil, au Lieu-dit, lors d'interventions au séminaire Conséquences et à la Brêche de l'EHESS, à la librairie Manifesten de Marseille, La Planète à Rennes, Cox à Milan, BiosLab à Padoue, Nassau à Naples, Gateway à Bologne, au Local de Douarnenez et dans de nombreuses universités, à Paris comme ailleurs.

[2] Le livre a donné lieu à plusieurs comptes-rendus : Christian Laval sur Vacarme, Maurizio Lazzarato sur le site de la CIP, Naiké Desquesnes pour le DiploMatteo Polleri pour Terrains/Théories ; et à une querelle avec Serge Quadruappani, notamment via le site de Contretemps.

[3] Bien évidemment, ce ne sont pas du tout les mêmes subjectivités qui ont été à l’œuvre lors de ces différentes mobilisations…

[4] M. Tronti, Ouvriers et capital, Entremonde, Genève, 2016, p. 374. Dans la même optique : ibid., p. 397 : « on juge une organisation non sur le résultat qu’elle laisse dans son développement historique à long terme, mais sur le rôle politique qu’elle a rempli au moment de sa naissance ».

[5] On pourrait même y voir le symptôme d’une certaine composition sociale qui n’a pas besoin de revendiquer grand chose, ou, du moins, qui n’assume pas le caractère contradictoire de tout bras de fer avec les pouvoirs en place.

[6] « Il est temps de marcher avec notre boussole politique ». Entretien avec Omar Slaouti, Contretemps.

[7] Pour une vision d’ensemble de la manière dont l’État français gère ces territoires « périphériques » via des dispositifs associatifs et financiers liés au PS : « Made in PS », Quartiers Libres.

[8] Respectivement : « Soutenir l'émeute », Lundi Matin ; « Pour une solidarité durable et appliquée », Paris-Luttes Info

[9] . « Au quartier on vote La Classe », Quartiers Libres. Pour une analyse de la composition sociale et géographique du vote: R. Martelli, « X-Ray of a Shattered Vote », Jacobin.

[10] Soit dit en passant, l’incapacité d’une large partie des mouvements sociaux à formuler un discours différencié – qui a fini par mettre sur le même plan les deux candidats, et dont le slogan « Ni patrie ni patron, ni Le Pen ni Macron » n’a été qu’un volet – a manifesté une fois de plus la difficulté à affronter politiquement le racisme. C’est en effet à partir du point de vue des racisé.e.s, et de leur point de vue seulement, que l’on peut établir s’il convient de privilégier le terrain de la lutte sociale ou celui de la guerre civile latente, sans devoir pour autant se rendre aux urnes au second tour pour « faire barrage » au FN. Voir la série d’entretiens avec des militant.e.s antiracistes engagé.e.s dans les quartiers populaires qui ont opté pour l’abstention :  « Voter ou s’abstenir : le « cas de conscience » des quartiers populaires », Mediapart.

[11] Selon plusieurs sondages (les chiffres varient, mais ils donnent globalement le même résultat), environ un tiers du vote Macron tient à sa personnalité et à son programme, un autre tiers à la « nouveauté » qu’il représente (comme Berlusconi et Trump, Macron est un pur produit des classes dominantes qui arrive à se faire passer pour « anti-establishment ») et un dernier tiers au barrage contre le FN. En plus, une partie des électeur.trice.s de Macron aurait voté pour LR si la campagne de Fillon n’avait pas été bouleversée par les scandales, alors qu’une autre partie aurait opté tranquillement pour le PS si le résultat des primaires avait été différent. Bref, la possibilité d’un second tour Le Pen / Mélenchon ne relevait pas de la politique-fiction.

[12] À la différence de ce qui se passe en Allemagne, en Espagne, en Grèce, en Italie et ailleurs, où ce sont des coalitions « mixtes » qui forment le gouvernement, en France, la confirmation d’un gouvernement d’extrême-centre se préfigure par la majorité absolue que Macron a obtenue aux législatives. Cette perspective accentue encore l’effritement en cours des deux partis soi-disant modérés, qui sont passés des 57,05 % du premier tour de 2007 (Sarkozy+Royal) aux 55,81 % de 2012 (Hollande+Sarkozy) et jusqu’aux 26,37 % de 2017 (Fillon+Hamon).

[13] L’expérience politique la plus productive du printemps dernier, que l’on a vu à l'œuvre dans le cortège de tête et lors des blocages autonomes.

[14] S. de Simoni, « Femminismo, differenza e conflitto. Genealogia e prospettive (in dialogo con Mario Tronti) », Commonware.

[15] Nous sommes en train de le faire, par exemple, en posant la question du revenu social dans les quartiers populaires, c’est-à-dire en renversant le geste par lequel nous avons pris l’habitude de poser – dans l’opéraïsme et l’autonomie italienne en tout cas – la question du revenu social, en la théorisant et en la pratiquant à partir de la pointe la plus avancée du développement capitaliste, à savoir autour du travail intellectuel et cognitif, de la coopération sociale, etc. Pour reprendre la métaphore classique de Bifo, pour voir tout le potentiel du revenu social, il semble que l’on doive aller dans la Silicon Valley. De notre côté, il nous semble au moins aussi important – a fortiori dans le contexte français, avec ses spécificités néo- et postcoloniales – de considérer le revenu social depuis l’endroit où les processus de restructuration capitaliste se répercutent de la manière la plus dure et la plus violente : à savoir depuis la banlieue, depuis les périphéries des grandes métropoles et des quartiers dits populaires, en le plaçant ainsi à l’intersection des luttes antiracistes. Nous avons commencé à enquêter sur cette problématique il y a quelques mois à peine, en nous confrontant pour l’instant à une petite centaine de lycéen.ne.s des banlieues sud et nord de Paris et, de manière plus approfondie, avec une petite dizaine de jeunes de Sevran. Ce qui émerge déjà des premières rencontres, au-delà d’une série de contradictions symptomatiques, c’est le potentiel du revenu social en termes d’imaginaires et en termes de perspectives d’autodétermination. Très prosaïquement, avoir des marges de manœuvre significatives pour décider de manière autonome quoi faire, où le faire et comment le faire, sans être complètement assujetti.e aux contraintes du marché du travail ou à ses origines familiales, est un élément qui ouvre des champs du possible tout à fait remarquables. Entre les mille façons de désigner le revenu social, je trouve donc particulièrement probante la formulation récemment retenue par la variante italienne du mouvement féministe NiUnaMenos : revenu d’autodétermination !

[16] N. Balestrini, P. Moroni, La Horde d’or, L’éclat, Paris, 2017, pp. 274-75, 282-83, 336, 400, 402, 416-17, 434, etc. Le texte est disponible en ligne.

 

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